Prédication du 02/10/2022
Prédication par Didier Petit
Textes : 2 Timothée 6-14, Luc XVII 5-10
Luc 17, 5-10
L’une des premières choses qu’on apprend en ouvrant la Bible, dès les premières pages, c’est que nous avons le doute spontané, le scepticisme inné. Et à côté de cette défiance naturelle, nous collectionnons aussi, pour corser le tout, des possibilités infinies de chamailleries et de discordes : Adam et Eve ajoutent à leur conscience d’être nus (c’est-à-dire faibles et démunis) la défiance vis-à-vis d’eux-mêmes, puisqu’aucun des deux ne peut assumer d’avoir voulu en savoir un peu plus qu’il ou elle n’était capable de supporter.
Il y a une bonne et une mauvaise nouvelle ici : nous voulons nous hisser au-dessus de nous-mêmes, nous cherchons naturellement plus haut ou plus grand que nous, mais nous ne savons pas nous y prendre. Et plutôt que de prendre la deuxième partie de la phrase comme une catastrophe, prenons-la plutôt comme un défi, un exercice ou une ascèse pourquoi pas. Après tout, si nous fréquentons ce genre de lieux, c’est que nous y sommes prêts.
Mais posons-nous la question : qu’est-ce que Dieu cherchait à faire, quelle était l’idée de départ, même si le dérapage est venu rapidement, dès le premier virage ? Les prophètes ont cherché à répondre à cette question simple en apparence, en essayant de restituer un monde idéal, débarrassé de notre défiance, de notre embarras et de nos violences. C’est Esaïe qui imagine que les animaux les plus redoutables pourraient se côtoyer (comme le loup et l’agneau) si ce retour à l’idéal pouvait s’accomplir. Pour le moment, je crois que nous sommes à peu près d’accord sur ce point, la réconciliation entre le loup et l’agneau n’est pas tout à fait accomplie : demandez à certains bergers s’ils sont ravis de la réintroduction des loups dans leurs vallées, vous aurez des réponses pour le moins contrastées !
Evidemment, notre esprit résiste beaucoup à cet idéal qui, comme tous les idéaux, nous est donné comme une inspiration extérieure, assez forte pour nous permettre de domestiquer un peu ce monde sauvage, un besoin d’ordonnancement assez fort pour nous faire perdre notre timidité ou notre peur face au chaos ambiant. Et c’est parce que le chaos l’emporte souvent (mais pas toujours !) que notre propre esprit oscille entre espoir et découragement.
Les loups et les ours seront toujours omnivores ou carnivores, le serpent aura toujours besoin de se servir de son venin pour neutraliser ses proies et par conséquent, les enfants ne seront jamais en sécurité en leur présence. C’est comme ça. Le vrai problème qui se pose à nous est bien celui d’un changement ou d’une conversion possible, mais il s’agit surtout de nous. La conversion des vipères en couleuvres, des loups en caniches ou des ours en petites peluches inoffensives n’aura pas lieu. Mais la conversion de l’homme prédateur inconscient en gérant responsable d’un héritage hors de prix, celle-ci est envisageable et toujours en attente. Le problème, c’est nous ; la solution passera aussi par nous.
Les récits de l’Ancien Testament, comme l’histoire d’Adam et Eve ou même celle de Caïn et Abel montrent surtout la part que nous prenons dans l’émergence d’une forme de chaos. Le projet divin d’harmonie est vite troublé par nos actions, nous croyons depuis toujours que ce qui sort de nos cartons à dessins se trouve sous le signe de la perfection, nous croyons notre pouvoir créateur dépourvu de défauts.
Mais le déséquilibre de nos projets inspirés par le profit et l’illusion d’une maîtrise parfaite crée toujours des déséquilibres. Nous avions confiance en ce projet impeccable sur le papier, mais dès que nous passons à la réalisation, le basculement a lieu, les choses nous échappent, et les catastrophes que nous produisons ne parviennent même pas à nous remettre en question. Le philosophe Peter Sloterdijk affirmait dans son livre « La mobilisation infinie » que notre civilisation est devenue littéralement catastrophique, dans le sens où nos catastrophes ne nous effraient plus : nous les intégrons comme des risques acceptables dans notre manière de vivre. Sommes-nous vraiment cela ? Ou mieux : avons-nous jamais été autre chose que cela ?
En tout cas, l’harmonie voulue par Dieu est restée au stade d’outil peu ou mal utilisé, peut-être même jamais utilisé. Albert Schweitzer disait du christianisme qu’au fond il n’a pas encore été véritablement essayé, il y a sans doute quelque chose d’assez voisin dans le constat dépité de ce que nous avons produit. Une relation au monde et aux autres sur le modèle « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » est certainement cet outil dont nous n’avons pas encore appris à nous servir correctement.
Si nous en revenons au texte du jour, nous voyons que Jésus avait en tête les choses que nous venons d’évoquer. Personne n’est culpabilisé ici, il y a un simple constat qui relève de l’évidence. Nous assistons à une remise à niveau, et c’est peut-être le fond de cette démarche qu’il nous faut méditer ce matin, puisqu’elle est ou pourrait être une réponse efficace à nos déséquilibres. Rétablir l’équilibre et la justice en toute chose : vaste programme ! D’autant que, lorsque nous prenons conscience de nos manquements, le premier réflexe qui nous vient n’est pas de chercher une solution au problème, mais de chercher fébrilement le ou les responsables de la situation. Pour leur dire tout le bien qu’on pense d’eux et les sanctionner parce que nous avons toujours besoins de boucs-émissaires pour refaire notre unité perdue. Vieux réflexe, également, et qui accroît encore, la plupart du temps, les déséquilibres constatés.
Les propos de Jésus n’ont pourtant rien de choquant : il affirme seulement que ceux qui ne se fatiguent pas trop pourraient au moins mettre la table et faire à manger pour ceux qui ont sué en plein soleil. En disant cela, il cherche simplement à nous inspirer de nouveau avec cette idéal d’équilibre et de justice qui fait que notre monde est un peu moins chaotique, un peu moins dévasté, dès lors qu’il est vraiment mis en pratique.
Nous savons bien, historiquement, que ce principe a été mis en pratique dans des groupes assez restreints, et que l’équilibre obtenu peut être assez durable, tant que les participants volontaires gardent le cap. Dès qu’ils s’en écartent ou dès que leurs projets dépassent une certaine ampleur, une certaine échelle, les déséquilibres réapparaissent.
Jésus se contente de nous redonner envie, même s’il sait que l’harmonie idéale restera toujours une hypothèse un peu folle. Chaque fois que nous avons tenté de faire les choses au nom de Dieu ou en notre propre nom, c’est nous-mêmes que nous avons servi et jamais le principe énoncer plus haut : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ».
Il reste donc dans notre texte du jour une parole déstabilisante : « Vous êtes des serviteurs inutiles ! » Nous savons que nous pouvons aussi traduire par « serviteurs quelconques » mais cela ne nous console pas vraiment ! Nous restons avec cette idée que l’efficacité que nous croyons offrir de nous-mêmes n’est au fond que notre manière de nous « aligner » avec un projet divin d’harmonie qui n’a pas été créé par nous mais qu’il nous arrive de rejoindre, de temps à autre, lorsque nous sommes inspirés par cette idéal d’équilibre. A ce moment-là, notre monde change un peu, à la mesure (modeste) de nos moyens.
Nous n’oserions pas dire à l’équipe qui passe ses samedis à restaurer nos locaux ou accueillir des femmes sans abris, ou encore à tous ceux qui travaille à l’unité et la générosité de notre église qu’ils sont des serviteurs inutiles ou quelconques ! Mais si nous nous considérons tous comme des serviteurs, c’est que nous ne sommes déjà plus en position de créer des catastrophes : nous tâchons d’en réparer quelques-unes. Et si, en plus, nous nous assumons comme « ordinaires ou quelconques », ce n’est pas pour mépriser les efforts consentis mais pour souligner qu’ils s’inscrivent dans un idéal qui nous dépasse.
Et cela doit nous suffire !