Prédication du 18/09/2022

Prédication par Didier Petit

Textes : Exode XXXII 7-14, 1 Timothée I 12-17, Luc XV 11-32

Luc 15, 1-32

Qu’est-ce qui, chez nous, peut bien nous pousser à l’aventure ? Il y a toujours un capital, un patrimoine ou un héritage assez solide pour nous servir de tremplin ou de point d’appui : on ne saute pas dans le vide… quand on est déjà dans le vide. On ne peut sauter que de haut, y compris quand cette position en surplomb est celle des bras de ceux qui nous ont portés avant de nous laisser marcher seuls… Et une fois que nous avons fait le grand saut, après quoi courons-nous ? Dans tous les domaines, faire aussi bien voire mieux que ceux qui nous portaient, réussir dans ses projets, accomplir sa vie.

Mais l’histoire racontée par cette parabole n’est pas celle que je viens d’évoquer. Nous redécouvrons l’épopée un peu tragique d’un jeune homme qui pense pouvoir mener sa vie tout seul, déployer ses ambitions mais sans se donner de la peine. Il est un héritier insouciant à qui tout est dû, avant même qu’il ait fourni le moindre effort. Tout lui semblait acquis, et il va pourtant tout perdre.

Avec des accents moralisateurs, on pourrait s’en donner à cœur joie : c’est bien fait pour lui, il a dilapidé son héritage. En partant comme un futur perdant, il ne pouvait pas revenir gagnant chez lui, etc. Ne l’accablons pas trop tout de même, nous avons aussi cette façon de penser : nous avançons à l’aveuglette, sans considération pour ce qui est autour de nous, peut-être parce que nous pensons pouvoir plier le réel pour qu’il réponde à nos besoins, comme une source inépuisable de profits.

On a l’impression que Jésus raconte cette histoire comme s’il avait flairé à l’avance ce que nos sociétés sont en train de devenir. La préscience, en ce qui le concerne, ne nous surprendrait pas trop, mais s’agit-il vraiment de cela ? La pertinence de cette parabole se trouve plutôt dans une bonne connaissance de l’âme humaine. Si notre société ressemble à cet enfant perdu, c’est parce que, comme à l’époque de Jésus, nous continuons à oublier le décalage entre la réalité et nos ambitions. Nous pensons pouvoir dilapider sans nous soucier des autres et sans penser au caractère précieux d’un patrimoine. Un patrimoine, c’est toujours un héritage, le fruit du travail et du soin de quelqu’un d’autre qui, un jour, arrive dans nos mains. Dilapider, c’est ne rien comprendre. Nous en sommes toujours là.

Evidemment, tout le monde ne fait pas le même pari stupide et risqué que cet enfant perdu. Mais il y a là un « type » humain intéressant parce que récurrent, comme une allégorie de ce que nous sommes, sans arriver à nous en débarrasser. Dans le domaine climatique comme dans d’autres, c’est un peu le syndrome de l’Ile de Pâques, étendu à toute la planète : nous sommes en train de tout manger, avant d’avoir eu le temps d’inventer la pirogue qui nous permettrait d’aller chercher à manger sur une autre ile ! Plus rien à manger, pas même ce dont se repaissent les cochons, et nulle part où aller : arrivé tout au bout du processus, il ne reste plus qu’à mourir sur place.

Notre insouciance vis-à-vis de notre héritage était presque prévisible, elle nous a conduits dans une impasse, un dérèglement comme nous n’en avons jamais connu. Et c’est infiniment plus grave que dans le cas de l’Ile de Pâques. Mais si le constat d’une sottise congénitale et permanente de notre espèce est la seule conclusion possible, alors il est inutile de relire cette parabole. Parce que celui qui était perdu est finalement retrouvé. Pas forcément dans le même état, mais retrouvé !

Le mieux est peut-être de prendre cette parabole à l’envers, en commençant par le fils aîné. Nous sommes bien d’accord que, dans cette affaire, il est celui qui se montre le plus raisonnable ; on a envie de le citer en modèle et de l’identifier à « ce qu’il aurait fallu faire ». Le cadet, de son côté, représente « ce qu’il aurait fallu éviter. » Dans cette vision des choses, on comprend l’amertume de celui qui a tout fait pour préserver l’héritage et le faire fructifier : le dépensier/gaspilleur lui fait horreur et il estime qu’il vaut mieux que son frère. A tel point, d’ailleurs, que lors du retour du frère perdu, il refuse de recoller les morceaux, peut-être avec l’arrière-pensée de garder pour lui tout seul ce qui restait de l’héritage. Si le cohéritier ne revient jamais parce qu’on a la certitude qu’il est mort, ça simplifie beaucoup le partage. Mais quelles que soient ses arrière-pensées, il rend improbable tout avenir possible à l’ensemble de la famille. S’il on suit sa rancœur, la famille n’existe plus en tant que telle, elle doit se résigner à une perte ou à un deuil terrible.

Le cadet, de son côté, est déjà assez triste et éprouvé par ce qui lui arrive, il n’a pas besoin d’une leçon de morale supplémentaire pour savoir qu’il s’est trompé. Il aura toute sa vie pour méditer les leçons d’un échec cuisant, mais la première chose qu’il rencontre, c’est la possibilité de faire retour grâce à la bienveillance de ceux qui l’attendent et qui ont longtemps cru qu’il était mort ! La conversion a d’ailleurs été rude : passer du statut d’héritier fortuné à gardien de cochon, qui le supporterait ? Pas la peine d’en rajouter…

Le fils cadet est bien celui qui a le plus voyagé, dans tous les sens du terme, il est prêt à regarder les choses sous un autre angle parce qu’il s’est déjà lourdement trompé au moins une fois ! Il a déjà compris, lui, que les choses ne pouvaient pas continuer ainsi. Dans la situation où nous nous trouvons, il se pourrait bien que le fils cadet, le gaspilleur, le fautif, le débauché qui a tout dévoré, tout claqué en quelques semaines, soit le seul qui puisse nous montrer à la fois la volonté et le moyen de faire retour sur nos erreurs : il est le seul fils à en avoir envie, le seul à comprendre la volonté du père, non comme une routine à administrer sagement, mais comme une urgence.

Ce n’est pas celui qui a fauté qui aggrave la situation, c’est le pseudo-modèle qui veut que rien ne change. « Nous sommes au bord du précipice, je vous invite à me suivre en faisant tous un grand pas en avant ! », semble dire l’aîné, sûr de son affaire. Comment pourrait-il apprendre de ses erreurs, lui qui n’a rien fait d’autre que suivre scrupuleusement la notice de montage ?

Le fils perdu change son regard sur la réalité des choses, c’est lui qui les a senties mieux que tout autre, dans cette histoire. Il est le mieux placé pour savoir ce qu’il faut éviter, son retour/conversion l’oriente déjà vers la recherche d’une solution et cette solution viendra d’une prise de conscience et d’un vrai demi-tour, pas d’une leçon de moraline convenue et culpabilisatrice. L’autre frère, malheureusement, n’en est pas encore à désespérer d’un modèle auquel il croit encore.

C’est à ce moment-là que le père intervient. Ce personnage était resté un peu à l’écart, comme sont souvent écartés ceux qui apportent une réponse à un problème au lieu de transformer la question en problème. Les deux frères rivaux doivent renoncer à ce qui les oppose et, comme dans toute situation de médiation, il faut un tiers pour débloquer la situation. Le fils aîné doit renoncer à son arrogance, sa position surplombante très artificielle et surtout stérile ; le cadet doit résoudre la tension entre la culpabilité de son échec et une espérance possible. La nouveauté viendra au cours de la fête, la joie du retour de celui qui était perdu sera l’impulsion fondatrice. L’un espère, l’autre fait la tête, le père fait des allers-retours incessants entre les deux jusqu’à ce que la réconciliation soit parfaite.

En appliquant cette parabole à notre situation, nous savons bien qu’il ne faut pas artificiellement distribuer les rôles et désigner trop vite et trop massivement les responsabilités des uns et des autres. La culpabilité ne jouant aucun rôle positif dans l’espérance, elle n’est présente qu’au début de la parabole, mais elle est tout à fait absente à la fin. C’est la vie qui l’emporte sur tout le reste, elle commence par le retour/conversion que seul le père attendait.

Nous ne trouverons pas de solution miracle aux problèmes considérables qui se posent à nous, mais les discours culpabilisants ne nous aideront pas. Ni en nous en prenant aux générations d’avant, forcément fautives. Les solutions viendront de notre capacité à faire retour tous ensemble et cette parabole nous apprend que c’est toujours possible, c’est-à-dire toujours offert. A nous de nous saisir de cet héritage particulier qu’est l’espérance : non pas un capital amassé dans le passé, mais un avenir ouvert et encore à construire.

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