Prédication du 17 juillet 2022

Prédication par Didier Petit

Textes : Deutéronome III 10-14, Colossiens I 15-20, Luc X 25-37

Luc 10, 25-37

La question posée par le spécialiste de la Loi revient à ceci : « Qui dois-je considérer comme ayant de l’importance ou de l’intérêt pour moi ? » Le prochain s’opposant au lointain, cela revient à se demander : « De qui dois-je m’occuper ? Qui considérer comme l’un des miens et qui comme étranger ? » C’est une autre version de la question de Caïn à propos de son frère Abel : « Suis-je le gardien de mon frère ? »

On peut s’étonner que Jésus, pour répondre à la question, choisisse une histoire qui met en scène des étrangers détestés par tous les gens du lieu, en particulier les représentants officiels de la religion. Celui qui pose la question va se retrouver brocardé par la parabole du bon Samaritain, il aura le mauvais rôle des deux premiers pèlerins qui regardent ailleurs et fuient leur devoir essentiel.

Le personnage principal paraît bien imprudent de se promener seul avec de l’argent, en plein pèlerinage ; d’autant qu’il est Samaritain, héritier d’une pratique religieuse et d’une histoire qui ne sont pas précisément en odeur de sainteté parmi les Judéens. Ce Samaritain n’a vraiment rien qui lui permette de passer pour un héros. Mais malgré les risques qu’il prend, ce n’est pas à lui qu’il arrive malheur.

Le portrait que je viens de faire correspond d’ailleurs assez bien à Jésus : il est lui-même en délicatesse avec les milieux orthodoxes d’où vient celui qui l’interroge, et d’où viendront également ceux qui le mettront en accusation dans un avenir proche. Le moins qu’on puisse dire est qu’il ne prend pas de gants avec eux, et il presque aussi étranger que le Samaritain de l’histoire : Galiléen, ce n’est guère mieux, autant dire judéo-pagano-quelque chose ! Pas terrible, quoi…

Alors donner des leçons de morale aux « pure-souche », se moquer du Temple et de son clergé, faire passer ces Juifs pieux pour des insensibles et des hypocrites, ce n’est pas la meilleure façon de s’en faire des amis. C’est peut-être parce qu’il y a déjà un indésirable Galiléen comme narrateur que Jésus prend le temps d’installer son récit pour y faire intervenir un Samaritain encore plus détesté que le précédent…

La situation décrite est d’ailleurs assez peu vraisemblable. Successivement, un prêtre et un lévite passent devant l’homme laissé pour mort sans s’arrêter, puis un Samaritain qui passait par là effectue le travail et évite une déconfiture morale complète. Ce voyageur est le seul à répondre à la question « Qui est mon prochain ? », mais il le fait par des gestes qui sauvent plutôt que par des discours qui expliquent. Le sens de ce passage nous apparaît assez clairement, c’est l’un de ces textes bibliques dont la signification est restée dans le langage courant : faire son bon Samaritain, c’est faire ce qui est juste quand tout le monde a déserté.

Il y a pourtant beaucoup de détails qui sonnent un peu faux, et ça n’a pas d’importance. La route était manifestement mal fréquentée, le blessé en a fait l’expérience et le Samaritain aurait très bien pu se faire dévaliser pour l’argent qu’il avait sur lui. Que faisait ce voyageur seul sur une route mal famée ? Mais s’il avait voyagé en groupe sur un chemin plus sûr, il n’aurait pas eu la capacité de sauver qui que ce soit. Comme s’il fallait quitter les routes habituelles pour apporter le salut à d’autres… Jésus trouve ce stratagème pour dire une situation au fond assez fréquente. Et puis, après tout, des routes un peu moins sûres que prévu, est-ce si invraisemblable ? Le Samaritain aurait pu rester confortablement en groupe avec des proches (amis ou pèlerins), il a voyagé seul dans un endroit dangereux et c’est là qu’il a trouvé un prochain. Un proche d’un côté, un prochain de l’autre : ce n’est pas la même chose !

De leur côté, le prêtre et le lévite sont sur la même mauvaise route. L’invraisemblance de l’histoire s’applique aussi à eux. Ils ne sont pas sans raison sur cette route où personne ne devrait être : il faut qu’ils soient eux aussi mis en situation de rencontrer un prochain, c’est le but de cette histoire, même si on peut se demander pourquoi ce sont des religieux qui jouent le mauvais rôle…

En attendant, les hypothèses sont nombreuses chez les auditeurs de Jésus. Depuis le temps qu’il préconise une autre forme de religion, ou bien une nouvelle religion tout court, le clergé de l’ancienne ne semble pas devoir survivre, pas plus que le Temple d’ailleurs. C’est parce que cette forme religieuse est en sursis que Jésus met en scène les raisons de sa disparition, les mêmes raisons qui faisaient enrager les prophètes d’autrefois : si votre société est injuste, vos sacrifices et vos rituels ne serviront à rien ! C’est encore ce qui se fera entendre au moment du procès de Jésus, en pure perte hélas !

Jésus a déjà entendu d’autres hypothèses ou d’autres critiques, mais ce n’est pas ce qui doit nous faire fuir la conclusion de cette histoire. Il nous est suggéré ceci : la vie d’une seule personne justifie que l’on risque nos biens pour elle. Ce ne sont pas nos arrangements avec le ciel qui sont notre finalité, ils sont seulement les raisons au nom desquelles nous faisons ce que nous faisons ; la finalité, c’est la vie de notre prochain, sa valeur, son avenir aussi.

Intéressons-nous donc au Samaritain. Celui-ci ne compte ni son argent ni son temps pour maintenir en vie un quasi-mourant. Il a laissé de côté les prescriptions religieuses – en tout cas leur caractère premier – et leur observance mécanique au profit d’une émotion qui se met au service de la préservation de la vie. Ce n’est pas une autre religion, c’est ce qui fait que toute religion est pertinente, quel que soit le système humain trop humain que nous disposons autour.

Mais Jésus est loin d’être un naïf ou un idéaliste. Il est vrai qu’il connaît bien la dureté des relations entre les gens du lieu et les gens de passage. Il connaît bien la haine ancestrale entre Judéens, Galiléens et Samaritains. Lui-même a été rejeté avec ses disciples à l’entrée d’un village Samaritain (en Luc 9, 53ss) : ils n’étaient pas les bienvenus ! La rancune était telle que les disciples ont même proposé que le feu du ciel descende sur les Samaritains. Ce à quoi Jésus a répondu qu’il ne fallait pas perpétuer cette haine.

Peut-être que cette parabole s’adresse autant aux disciples qu’aux autres religieux. Ils sont peut-être les premiers destinataires du message : si vous voulez savoir comment répondre à la question « Qui est mon prochain ? », vous devez commencer par extirper vos mauvaises habitudes, vos haines recuites, vos préjugés. C’est comme ça que vous pourrez vous rendre proches de toute personne dans le besoin. Le prochain, c’est celui dont je me rends proche, que je l’aie choisi ou non, c’est celui qui s’approche de moi avec ses manques et ses faiblesses, sa vie en danger.

Voilà pourquoi Jésus pousse la provocation jusqu’à mettre en scène des ennemis jurés, comme pour les condamner à s’entendre, comme s’ils n’avaient plus le choix. Les limites, les frontières artificielles nous aident à nous constituer une identité en dessinant un pointillé entre « eux » et « nous » ; il ne faut pas en minimiser les avantages : nous sommes tous redevables de bon nombre d’héritages. Mais il ne faut pas non plus nous y enfermer.

Les frontières et les limites jouent leur rôle de repère, elles sont là pour nous aider à tracer les cartes. Mais la vraie religion sait voir dans ces frontières de simples pointillés. Dès que nous sommes capables de nous écarter le moment venu des lignes continues de nos cartes, nous sommes en mesure de répondre à la question « Qui est mon prochain ».

 

 

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.