Prédication du 10/07/2022

Prédication par Didier Petit

Textes : Ésaïe LXVI 10-14, Galates VI 14-18, Luc X 1-20

Luc 10, 1-20

Encore un texte qui finit mieux qu’il a commencé ! On en a de la chance… En effet, les disciples sont envoyés en mission sous le signe d’une méfiance extrême : « Je vous envoie comme des brebis au milieu des loups ». Pas très engageant, mais au fond assez réaliste : les disciples doivent se débrouiller avec un monde récalcitrant, c’est à dire un monde tellement habitué aux mauvaises nouvelles qu’il se méfie chaque fois qu’il en entend une bonne !

A la fin du texte, pourtant, c’est une autre tonalité qui accueille les disciples au retour d’une mission plutôt remplie de succès : « Réjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits dans les cieux ! » Voici une joie qui paraît assurée : nos noms inscrits dans les cieux, c’est mieux que s’ils étaient gravés dans le marbre, non ? Surtout quand on sait à quoi sert le marbre… Alors, de la méfiance extrême à la joie imprenable, il a bien dû se passer quelque chose. Eh bien, essayons de regarder ce quelque chose.

Dans les premiers instants où Jésus prépare les disciples à leur mission, il y a donc cet avertissement sur la dureté du monde, une dureté que nous connaissons puisque nous l’affrontons chaque jour. Serait-ce par compensation que Jésus éloigne ses disciples de toute tentation de mondanité, en leur interdisant même les plus élémentaires salutations ? Quand on sait ce qu’est l’hospitalité orientale, les règles strictes et immuables qui fixent ce que l’on doit à son hôte de passage ou au voyageur qu’on est parfois appelé à secourir en cas de besoin, on ne peut que s’étonner d’une telle brusquerie. Si le monde est d’une dureté implacable, la meilleure manière de l’habiter serait-elle de se durcir soi-même ? Et pour quelle raison ? Par souci d’intégration ? Pour vivre – en quelque sorte – à la température ambiante ? On peut en douter…

Nous pouvons être rassurés sur les exigences de l’hospitalité : elles ne sont pas remises en cause ici. Chacun prendra la route en sachant ce qu’il doit faire à tout moment, les us et coutumes n’en souffriront pas, personne ne voyagera sans forme de politesse, pas d’inquiétude ! Cet « adieu » apparent à la bienséance ou à la politesse fait place à un « bonjour » qui dépasse les lois de l’hospitalité : c’est un souhait de paix qui n’impose rien à personne. « S’il se trouve un homme de paix, votre paix ira reposer sur lui ; sinon, elle reviendra sur vous. » On dirait la colombe de l’histoire de Noé quittant le rebord de la fenêtre de l’arche pour aller chercher une branche où atterrir : si elle trouve cette branche, la bonne nouvelle de la paix promise est immédiatement acquise pour cette nouvelle terre qui émerge ; si les eaux recouvrent encore toute la terre, la colombe devra patienter et faire une nouvelle recherche, une nouvelle offre, sans se lasser. Ici, c’est un peu ce qui se passe avec la mission des disciples : au sein d’un monde implacable, ils cherchent une petite brèche pour proposer sans se lasser une paix qui ne s’impose pas. Mais quand elle est enfin acceptée, elle repose sur vous comme une main sur votre épaule.

La théologie a produit, au long des siècles, des kilotonnes d’écrits de toutes sortes, affirmant beaucoup de choses dont nous pourrions discuter longtemps. Elle a, en particulier, tenté de définir Dieu en le présentant souvent comme un improbable collage d’attributs, un portrait-robot ou un puzzle de vertus humaines portées à leur perfection. Elle a aussi essayé, tant bien que mal, de dire ce que pouvait être l’action de ce Dieu dans notre monde implacable. Mais ce qui se dit ici est sans doute plus important que tout ce qu’ont pu produire des siècles de loisirs créatifs théologiques avec du Scotch, des ciseaux et du papier crépon : le Règne de Dieu dont les quatre Evangiles nous parlent est une proposition de paix qui ne s’impose pas ; elle est fragile sans doute, mais elle est têtue ! Le Dieu qui se révèle ici et l’action qu’il entreprend pour nous sont d’une autre nature : non pas un discours, ou bien une spéculation plus ou moins réussie, mais une proposition opiniâtre et patiente. Avons-nous vraiment besoin d’autre chose ?

Non seulement l’hospitalité légendaire de cette partie du monde n’est pas trahie, mais la mission des disciples aboutit à un souhait de paix sans précédent : plus qu’un discours ou qu’un collage d’arguments hasardeux, le Règne de Dieu est surtout fait de signes concrets. Ces signes n’annoncent pas un avènement sans cesse reporté, le Règne se conjugue uniquement au présent. Quand les signes qui le manifestent sont visibles, il est là !

Et il y a autre chose encore. En dehors de l’hospitalité, il y a aussi la dureté de la comparaison entre les lieux qui refusent – même poliment – l’annonce des disciples avec les villes de l’Ancien Testament qui ont subi un châtiment divin… disons cuisant : on pense évidement au sort de Sodome, évoquée rapidement, et de Gomorrhe qui a été oubliée au passage. Dans l’étrange négociation d’Abraham avec Dieu au sujet de Sodome en Genèse 18 – Abraham s’inquiète du sort de son cousin Lot, coincé dans cette ville en sursis – nous savons bien que le dénouement fatal était inévitable. Le mal était si incrusté que toutes les propositions du monde, même opiniâtres et patientes, n’y ont rien changé. Pourquoi, alors, comparer les échecs de la mission des disciples avec un mal extrême détruit par le feu, faute de solutions alternatives ? En réalité, on ne trouve pas de comparaison entre les deux événements. Il y a même une grande différence entre ce qui se passe chez Luc et les références à la Genèse convoquées pour l’occasion.

Malgré cette comparaison avec Sodome et Gomorrhe, il n’y a pas de malédiction prononcée ici par Jésus, Luc n’en fait pas mention. En Matthieu 10, le même départ en mission des disciples évoque aussi, très rapidement, Sodome et Gomorrhe, mais remplace « le Règne de Dieu » par « le jour du jugement », sans qu’on sache exactement si ce jour est lié au moment du refus ou à un jugement final encore à venir. Même chose en Marc 6 : l’Evangéliste s’arrête au rituel où les disciples confrontés à une opposition se contentent de secouer la poussière de leurs sandales avant de quitter la ville. Ce qui ne signifie qu’une seule chose : une rupture pure et simple, sans plus : « Nous n’avons plus rien à voir avec vous, arrêtons-nous là ! »

Luc donne davantage de détails mais conforte cette absence de malédiction : il n’y a que le constat désolé d’un refus malheureux, une perche qui n’a pas été saisie, une occasion manquée. C’est un peu comme si Luc nous disait à sa manière que, du feu destructeur sur Sodome aux occasions manquées, Dieu était devenu un peu plus patient, pour ainsi dire. C’est ce que découvrent les disciples : une autre vision de ce que nous appelons « salut » ou « perdition ». Le salut est un regard qui sait reconnaître l’évidence d’un Règne de Dieu déjà là ; la perdition est une occasion manquée : la paix va devoir attendre. C’est bien dommage, mais il y aura d’autres occasions. Autre signe que la tonalité a bien changé : la moisson est une métaphore du jugement dernier, mais ici, elle apparaît comme une récolte abondante. Le contraire d’une désolation.

A la fin du texte, nous n’apprenons pas ce que les disciples ont fait, sinon que les succès rencontrés sont rapportés comme des exorcismes plutôt que comme des conversions. Peu importe, au fond, puisque l’essentiel est que la puissance du Christ nous a été transmise : nous sommes capables des mêmes prodiges, c’est par nous que le Règne se manifeste. L’explorateur Sylvain Tesson dit ceci à propos de la patience : « J’avais appris que la patience était une vertu suprême, la plus élégante et la plus oubliée. Elle aidait à aimer le monde avant de prétendre le transformer. »

La bonne nouvelle du Règne de Dieu est double : en premier lieu, le Règne est là, lié à notre terre au présent ; en second lieu, il fait de nous des annonceurs de la patience de Dieu. La paix comme conviction sera une réalité pour monde par les signes tangibles que nous lui donnerons.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.