Prédication du 18/07/21
Prédication par Didier Petit
Texte : Marc VI 30-44
Marc 6, 30-44
Dans son livre Point de vue explicatif de mon œuvre, le philosophe danois Kierkegaard écrivait : « La foule, c’est le mensonge. Et c’est un mensonge que de faire du nombre le tribunal de la vérité. » Pour un solitaire comme lui, qui regardait par la fenêtre les habitants de Copenhague marcher dans la rue, et qui se demandait si, au beau milieu de ces milliers de chrétiens, il s’en trouvait au moins un d’authentique, le passage du singulier au pluriel n’avait rien d’évident. La foule, c’est le nombre, c’est la masse tantôt calme et affairée, tantôt excitée et braillarde, sorte d’animal imprévisible, ingérable, qui ne laisse souvent pas d’autre choix que de chercher le ou les moyens de le renvoyer dans l’enclos, dans l’étable ou à la niche…
Avec une vision aussi tragique et négative des expressions collectives de l’humain, le solitaire de Copenhague entendait tirer les conséquences d’un christianisme fondateur de la dignité de l’individu. C’est l’individu par excellence qui doit primer, sa capacité à sortir « par le haut » d’alternatives radicales lui donne toute sa valeur religieuse ou spirituelle, au point qu’on peut presque l’affubler d’une majuscule : l’Individu avec un grand I. On comprend alors toute la méfiance qu’on peut entretenir dans notre partie du monde vis-à-vis de tout ce qui peut faire disparaître cet individu dans un magma indifférencié : c’est un peu le retour du chaos originel que nous craignons avec le retour à la foule, la création défaite, l’homme démembré et réduit en bouillie pour retourner à l’état d’argile, de matériau brut. C’est peut-être aussi pour cela que les phénomènes effrayants impliquant des foules innombrables nous font venir à l’esprit cette question angoissée : « Mais que nous est-il arrivé ? »
Si nous nous attachons à cette définition de la foule, celle qui apparaît dans le texte de Marc nous semble bien éloignée. Ici, pas de vocifération, pas d’envie de pogrom ni de besoin d’en découdre avec qui que ce soit. Il n’y a qu’une longue marche à pied, le ventre vide, pour dire ses différentes formes de faim à un porteur de pain et de parole. Il y a de la détermination, une vraie faim de rencontre et de conversation, un besoin de ne plus errer sans but. Et rien d’autre…
Et si les disciples commencent par une partie de cache-cache avec cette foule opiniâtre au début du récit, ce n’est pas pour fuir un monstre informe : ils veulent seulement prendre un peu de repos, de retour de mission. Et rien d’autre…
De toute manière, on n’échappe pas à la foule, et dans ce cas précis, c’est mieux comme ça : elle n’est pas le chaos hostile qui nous fait craindre pour notre vie, elle est seulement la masse de ceux qui sont venus pour ne plus être perdus et ne plus avoir faim. Et les apôtres ne pourront fuir ni cette foule ni leur responsabilité nouvelle. Passer de disciple à apôtre n’est pas une mince affaire : ils sont maintenant liés ensemble et avec Jésus comme ouvriers voués à une même tâche. Nulle part ailleurs chez Marc il ne sera fait mention de cette « promotion », mais c’est pourtant leur nouvelle réalité.
Ce n’est pas une mince affaire de devenir apôtre, et il faut aux disciples passer par plusieurs phases avant de le devenir. Un apôtre, c’est-à-dire un « envoyé », est quelqu’un d’actif, mais on a l’impression que ceux-ci ont du mal à se mettre à l’ouvrage, comme si leur peur d’un chaos englobant et fatal était encore la plus forte : ils se plaignent de trouver l’endroit désert et préfèrent qu’on renvoie tout ce beau monde. Leur réticence ne disparaîtra que lorsqu’ils entendront : « Arrêtez de ne compter que sur moi, voyez ce que vous pouvez faire, vous ! » Un peu plus tard, ils entrevoient ce qu’il y a à faire mais ils n’en ont pas les moyens : 200 pièces d’argent ne se trouvent pas sous le sabot d’un cheval. Enfin, au moment où ils font s’installer les gens, la disposition choisie rappelle celle du peuple d’Israël dans sa période nomade, au moment où il traverse le désert. Cette fois, ce n’est plus une foule chaotique, désordonnée, effrayée et effrayante : c’est déjà un peuple en ordre de marche. Et les disciples désorientés ont disparu pour faire place à des apôtres affairés.
Lorsque Marc nous dit que Jésus a pitié parce qu’il trouve une certaine forme de chaos dans cette foule affamée et aussi chez les disciples en passe de devenir apôtres, c’est qu’il y a tout de même une certaine parenté entre un peuple qui cherche sa vocation et cette création « à l’envers », cette « dé-création » que j’évoquais tout à l’heure. Il faut du temps pour tirer une forme d’ordre du chaos, comme il faut du temps pour mettre un peuple perdu en ordre de marche. C’est peut-être la même spontanéité créatrice qui est à l’œuvre dans l’un comme dans l’autre. Jésus joue le rôle de l’émetteur, la parole transmise représente le message et la foule est le récepteur. Lorsque le processus de communication est en place, cette foule perdue peut enfin devenir un peuple et les disciples peuvent enfin devenir des apôtres jouant pleinement leur rôle de transmetteurs.
Une fois installée, mise en ordre de marche, l’ex-foule devenue peuple participe au repas qui est sans doute la meilleure image de la communion nouvelle : rassemblée pour être rassasiée par la parole-nourriture, on ramasse autant de paniers qu’il y avait de tribus dans le peuple ancien et qu’il y a maintenant d’apôtres pour guider le peuple nouveau.
Cette scène est presque trop parfaite, elle a bien sûr été voulue ainsi pour mettre en scène ce que doit être une église : extirpée de son chaos, de son absence de direction, de vocation particulière, de volonté ou de cap, une masse ni plus ni moins chaotique que les autres apprend à se nourrir et à écouter pour se mettre à parler et nourrir les autres lorsque le moment est venu. Le pain et les paroles dont nous avons besoin, c’est le minimum nécessaire à la vie, reçu dans un premier temps, puis partagé avec d’autres. Ce qui est certain, c’est que la quantité n’est et ne sera jamais un problème puisqu’il en reste toujours assez. On peut penser d’ailleurs que les douze paniers représentent ce que chacune des douze tribus de ce peuple nouveau a patiemment mis de côté pour de futures distributions.
C’est bien à une transformation qu’on nous invite ici, celle qui nous extrait du monde, de la société, de la civilisation dans laquelle nous baignons comme dans un milieu naturel. Le matériau brut à travailler, c’est le chaos originel qui est le nôtre, toujours puissant et capable de nous ramener à l’argile indifférencié du commencement.
La foule hostile existe, c’est celle dont parle Goethe avec des mots très simples : « Je n’ai rien contre la foule personnellement ; mais si un jour elle a des problèmes oppressants, pour chasser le diable, la foule tétanisée
choisira des leaders qui vont la tyranniser. » (Les Xénies de la Vieillesse). Et c’est bien là un danger qui doit mobiliser notre vigilance. Mais le cas le plus fréquent est celui d’une foule n’ayant pas ni berger, ni volonté, ni cap à suivre, ni vocation. C’est de ce magma, précisément, qu’il faut chercher à s’extraire pour devenir une église prête au voyage.
« La foule, c’est le mensonge. Et c’est un mensonge que de faire du nombre le tribunal de la vérité. » écrivait Kierkegaard. Il avait sans doute raison de craindre cette forme particulière de chaos, elle fait partie de nos comportements destructeurs et fréquents.
Mais le risque évoqué par Marc est différent : il montre une foule comparable non pas à une matière inflammable ou explosive, mais à un matériau qu’il faut travailler pour lui donner une forme, comme pour mieux imiter les gestes créateurs d’un Dieu présent dans tous les commencements. Chaque fois que nous entreprenons courageusement ce travail, nous retrouvons notre vocation en tant qu’église. Ensuite, il nous suffit d’appeler le reste du monde à faire de même : nos douze paniers sont prêts…
Didier Petit