Prédication du 12/11/2023
Prédication par Antoine Jaulmes
Textes : Proverbes VIII 12-20 et 32-36, I Thessaloniciens IV 13-18, Matthieu XXV 1-13
Proverbes 8 /12-20 ; 32-36
12 Moi, la sagesse, j’ai pour demeure le discernement, Et je possède la science de la réflexion.
13 La crainte de l’Éternel, c’est la haine du mal ; L’arrogance et l’orgueil, la voie du mal, Et la bouche perverse, voilà ce que je hais.
14 Le conseil et le succès m’appartiennent ; Je suis l’intelligence, la force est à moi.
15 Par moi les rois règnent, Et les princes ordonnent ce qui est juste ;
16 Par moi gouvernent les chefs, Les grands, tous les juges de la terre.
17 J’aime ceux qui m’aiment, Et ceux qui me cherchent me trouvent.
18 Avec moi sont la richesse et la gloire, Les biens durables et la justice.
19 Mon fruit est meilleur que l’or, que l’or pur, Et mon produit est préférable à l’argent.
20 Je marche dans le chemin de la justice, Au milieu des sentiers de la droiture,
21 Pour donner des biens à ceux qui m’aiment, Et pour remplir leurs trésors.
22 L’Éternel m’a créée la première de ses œuvres, Avant ses œuvres les plus anciennes.
[…]
32 Et maintenant, mes fils, écoutez-moi, Et heureux ceux qui observent mes voies!
33 Écoutez l’instruction, pour devenir sages, Ne la rejetez pas.
34 Heureux l’homme qui m’écoute, Qui veille chaque jour à mes portes, Et qui en garde les poteaux!
35, Car celui qui me trouve a trouvé la vie, Et il obtient la faveur de l’Éternel.
36, Mais celui qui pèche contre moi nuit à son âme ; Tous ceux qui me haïssent aiment la mort.
1 Thessaloniciens 4:13-18
13 Nous ne voulons pas, frères, que vous soyez dans l’ignorance au sujet de ceux qui dorment, afin que vous ne vous affligiez pas comme les autres qui n’ont point d’espérance.
14, Car, si nous croyons que Jésus est mort et qu’il est ressuscité, croyons aussi que Dieu ramènera par Jésus et avec lui ceux qui sont morts.
15 Voici, en effet, ce que nous vous déclarons d’après la parole du Seigneur : nous les vivants, restés pour l’avènement du Seigneur, nous ne devancerons pas ceux qui sont morts.
16, Car le Seigneur lui-même, à un signal donné, à la voix d’un archange, et au son de la trompette de Dieu, descendra du ciel, et les morts en Christ ressusciteront premièrement.
17 Ensuite, nous les vivants, qui seront restés, nous serons tous ensemble enlevés avec eux sur des nuées, à la rencontre du Seigneur dans les airs, et ainsi nous serons toujours avec le Seigneur.
18 Consolez-vous donc les uns les autres par ces paroles.
Matthieu 25:1-13 : Parabole des 10 vierges
25 Alors le royaume des cieux sera semblable à dix vierges qui, ayant pris leurs lampes, allèrent à la rencontre de l’époux.
2 Cinq d’entre elles étaient folles, et cinq sages.
3 Les folles, en prenant leurs lampes, ne prirent point d’huile avec elles ;
4, mais les sages prirent, avec leurs lampes, de l’huile dans des vases.
5 Comme l’époux tardait, toutes s’assoupirent et s’endormirent.
6 Au milieu de la nuit, on cria: Voici l’époux, allez à sa rencontre !
7 Alors toutes ces vierges se réveillèrent, et préparèrent leurs lampes.
8 Les folles dirent aux sages: Donnez-nous de votre huile, car nos lampes s’éteignent.
9 Les sages répondirent : Non ; il n’y en aurait pas assez pour nous et pour vous ; allez plutôt chez ceux qui en vendent, et achetez-en pour vous.
10 Pendant qu’elles allaient en acheter, l’époux arriva ; celles qui étaient prêtes entrèrent avec lui dans la salle des noces, et la porte fut fermée.
11 Plus tard, les autres vierges vinrent, et dirent : Seigneur, Seigneur, ouvre-nous.
12, Mais il répondit : Je vous le dis en vérité, je ne vous connais pas.
13 Veillez donc, puisque vous ne savez ni le jour, ni l’heure.
Prédication
La commission qui fixe les textes de notre lectionnaire est sans aucun doute composée de gens à la tête bien faite. En effet voici que nous nous trouvons douze jours après la commémoration, mi-civile, mi-religieuse, de nos morts à la Toussaint, et au lendemain de celle de l’un des plus grands drames du XXe siècle, et que nous sommes confrontés à des textes qui nous projettent bien au-delà des simples questions autour de la mort des modestes individus que nous sommes. Nos textes du jour sont particulièrement centrés sur la question un peu mystérieuse du retour de Jésus et de l’avènement du Royaume, ce qu’on appelle en langage savant l’eschatologie. Et ces textes nous parlent surtout de l’attitude que nous devrions adopter par rapport à cette question. Et comme on dit, ça décoiffe un peu !
Un mot pour commencer de la Lettre aux Thessaloniciens. Depuis quelques dimanches qu’elle apparaît dans nos lectures, on vous a peut-être déjà signalé qu’il s’agit du texte le plus ancien du Nouveau Testament, rédigé par l’apôtre Paul en 50 ou 51, c’est-à-dire 30 ou 40 ans avant l’évangile de Matthieu, rédigé quant à lui sans doute vers les années 80-85, et en tous cas clairement bien après le sac de Jérusalem et la destruction du second temple par les Romains en l’an 70.
Cette lettre aux Thessaloniciens est sous-tendue par une certitude : le retour de Jésus est proche, le jour de la parousie ne saurait tarder. Mais ce retour se fait tout de même déjà un peu attendre, car ça fait une vingtaine d’années que le Seigneur est monté au ciel. Et, au sein de la communauté de Thessalonique , le décès des premiers chrétiens commence à poser question. Que va-t-il donc advenir de ceux qui sont morts avant le retour du Christ et son avènement dans la gloire ? Dans notre texte du jour, Paul répond à ces questions. Dans le verset 15, il écrit « nous les vivants, restés pour l’avènement du Seigneur » ce qui montre bien qu’à cette date, il ne mettait pas en doute la certitude des Thessaloniciens d’être concernés de leur vivant par le retour du Seigneur… Et il rassure la communauté : non, « nous ne devancerons pas ceux qui sont morts », nous ne serons pas privilégiés par rapport à ceux qui sont morts, nul ne peut leur enlever cet avantage. Puis dans les versets suivants, il précise une sorte de chronologie : « les morts en Christ ressusciteront premièrement. Ensuite, nous les vivants, qui serons restés, nous serons tous ensemble enlevés avec eux sur des nuées ».
Dans le chapitre 25 de l’Évangile de Matthieu, on ressent la même interrogation, encore plus forte, car les chrétiens s’inquiètent de plus en plus du retard anormal du retour de Jésus. Bien qu’il rapporte une parabole de Jésus sans aucun doute authentique, la rédaction, voire le sens de la parabole est influencé par cette attente qui se prolonge depuis plusieurs décennies. Si nous nous penchons un peu plus en détail sur le texte de cette parabole, il faut d’abord en clarifier la formule introductive « le royaume des cieux sera semblable à dix vierges ». Elle contient trois subtilités importantes.
La première est que cette formule introductive est une abréviation d’une tournure sémitique plus longue qu’on trouve en hébreu comme en araméen et qu’on peut retranscrire par « il en va du royaume des cieux comme de 10 vierges qui… ». Le royaume n’est donc pas directement comparé aux 10 vierges, mais plutôt avec la situation plus générale, donc ici, aux noces. Nous dirions plutôt aujourd’hui : « le royaume des cieux est comme une noce où sont présentes 10 jeunes femmes… »
La deuxième subtilité est la signification du terme « royaume des cieux ». C’est un terme un peu trompeur, qui éloigne beaucoup ce royaume de nous. Matthieu est le seul évangéliste à utiliser ce terme quand les autres évangélistes parlent de « royaume de Dieu ». On a parfois expliqué ce choix en disant qu’en bon juif, Matthieu veut éviter de trop utiliser le mot Dieu et qu’il cherche des paraphrases, mais comme il utilise tout de même le mot Dieu ailleurs, d’autres exégètes pensent qu’il veut ainsi distinguer plus nettement ce qui vient de Dieu et ce qui relève du domaine des humains sans Dieu (la terre). Le même emploi du mot cieux se retrouve dans le Notre père. Cela n’a rien à voir avec un ciel lointain, mais tout à voir avec la nature incompréhensible du « tout autre », donc du divin.
Troisièmement, le mot grec βασιλεία souvent rendu par royaume se traduit en réalité plutôt par « royauté », ce qui peut signifier aussi bien règne que royaume. Cette locution de « royaume de Dieu » relève du concept politico-religieux propre au judaïsme d’un Dieu qui accompagne son peuple et intervient parfois directement dans le cours de son histoire. Ce sera une grande source de malentendu autour de la prédication de Jésus, car ce que les juifs veulent entendre, c’est bien cette intervention d’un Dieu libérateur pour mettre fin à l’occupation romaine et rétablir le royaume d’Israël, tandis que Jésus annonce un autre type de changement, un changement qui commence d’abord en chacun et qui change le monde autour de nous. À ces formules de « royaume des cieux » et de « royaume de Dieu » qui nous éloignent du sens très concret et immédiat de la prédication de Jésus, nous préférons donc celle de « règne de Dieu ».
La notion d’immédiateté, ou de proximité, de ce règne de Dieu est encore soulignée, s’il en était besoin, par le caractère très réaliste et concret de la situation choisie par Jésus comme cadre de sa parabole. Il n’était pas rare, à l’époque et encore aujourd’hui dans certaines cultures notamment en Palestine, que le marié se fasse attendre un bon moment pour la bonne et simple raison que le début de la cérémonie est précédé par ce qu’on pourrait appeler une séance de négociations ou de marchandage entre les deux familles. Un retard important peut survenir du fait qu’on n’arrive pas à s’entendre sur les cadeaux qui doivent aller aux proches parents de la fiancée. Omettre ce marchandage parfois très vif serait interprété comme une marque de mépris ou d’indifférence offensante de ceux-ci vis-à-vis de la jeune épousée et par la même occasion de son fiancé ; à l’inverse la prolongation du marchandage est une forme de flatterie pour la famille du jeune homme puisque ses futurs beaux-parents indiquent ainsi qu’ils ne se séparent de la jeune fille qu’avec beaucoup d’hésitations, ce qui la valorise aux yeux de tous. Le simple fait que des lampes aient été prévues souligne d’ailleurs le caractère plus que probable d’une arrivée tardive de l’époux, après la tombée de la nuit. Au passage, le terme grec traduit par lampe désigne d’ailleurs plutôt des flambeaux que ces petites lampes à huile destinées à l’éclairage intérieur des maisons [λαμπάς et non λύχνος], il s’agit sans doute de lanternes d’une bonne taille plus adaptée à l’éclairage du chemin du maître à l’extérieur de la maison. Bref, le cadre de notre parabole est une situation assez ordinaire, bien connue de ses auditeurs.
Et voici que, dans cette situation somme toute banale, mais joyeuse, Jésus s’intéresse de plus près au sort des 10 jeunes femmes, sans doute 10 servantes, qui sont chargées d’accueillir l’époux lors de son arrivée. Le nombre 10 dans la Bible suggère souvent une totalité, la globalité terrestre. Dans le judaïsme actuel, le minian (miniane) est d’ailleurs le quorum de dix hommes adultes nécessaire à la récitation des prières les plus importantes de tout office ou de toute cérémonie. Ces 10 jeunes femmes représentent donc la totalité de l’humanité. Toutes ont des lanternes allumées. La lumière qui brûle dans leurs lampes symbolise ici la foi en Jésus. Quant à l’huile, pour un auditeur juif de l’époque, elle peut symboliser les bonnes œuvres ou la provision de connaissances que font les disciples en écoutant leur maître. En tous cas, c’est personnel et non échangeable comme une marchandise.
Les 10 jeunes femmes laissent brûler l’huile de leurs lanternes, car il serait sans doute impossible de les allumer au dernier moment, c’est pourquoi l’attente qui se prolonge provoque l’épuisement de la réserve de carburant contenue dans leurs lanternes. Celles qui ont prévu de quoi refaire le plein doivent tout de même « préparer leurs lampes » lorsque le maître arrive, nous dit le texte, c’est-à-dire enlever les résidus de mèche consumée et rajuster la mèche afin de raviver la flamme. Les étourdies qui sont en panne sèche partent à la recherche d’huile, mais trouvent porte close à leur retour. Et à l’époque on ne rouvre pas facilement les lourdes portes des maisons une fois qu’elles sont fermées, à la fois pour des raisons de sécurité et parce que cela représente beaucoup d’efforts. Les malheureuses sont donc renvoyées avec cette formule « je ne vous connais pas » qui fait penser à la formule de réprimande utilisée à l’époque lorsqu’un maître d’école punissait un écolier en le renvoyant pour 7 jours. On pourrait traduire cela par un « je ne veux plus te voir » plus actuel. La dureté de cette réponse du maître se comprend d’ailleurs mieux s’il s’agit effectivement de servantes.
Le triste sort de ces imprévoyantes nous émeut. Elles ont sans doute pensé qu’il était impossible que le maître ait du retard… Elles sont qualifiées de folles, ce qui nous renvoie au Livre des Proverbes. Elles n’ont pas eu cette sagesse décrite dans le texte que nous avons lu, une sagesse qui est aussi discernement, intelligence, justice et aussi écoute de la Parole. Relisons les v. 34 et 35 du chapitre 8 des Proverbes : « Heureux l’homme qui m’écoute, Qui veille chaque jour à mes portes, Et qui en garde les poteaux ! Car celui qui me trouve a trouvé la vie, Et il obtient la faveur de l’Éternel. » Quelle proximité avec notre parabole ! Jésus avait probablement ce texte à l’esprit en racontant cette parabole des noces.
Vient enfin la phrase de conclusion « veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l’heure. » qui est sans doute une phrase ajoutée ultérieurement à la parabole, car elle n’est pas complètement logique. Si « veillez donc » signifie « ne dormez pas », il est facile de voir que dans la parabole tout le monde a dormi, ce n’est donc pas cela qui est coupable… Cette phrase est une injonction de patience destinée à ceux qui trouvent que la parousie, décidément, se fait attendre depuis bien longtemps. En réalité, cette phrase de conclusion gauchit le sens premier de la parabole. Elle nous empêcherait presque de voir que le processus qui conduit aux noces, ce n’est pas pour plus tard, mais que c’est en réalité déjà bien engagé. C’est dès à présent que se situe le début du règne de Dieu. C’est dès ce jour que nous pouvons faire provision d’huile pour nos lanternes. Après une étude détaillée de toutes les paraboles de Jésus, le théologien Joachim Jeremias concluait : « ce qui apparaît le plus nettement lorsqu’on cherche à retrouver leur résonnance originelle, c’est que toutes les paraboles de Jésus veulent forcer ses auditeurs à prendre position sur sa personne et sa mission. Toutes sont en effet pénétrées du « mystère du Règne de Dieu », c’est-à-dire de la certitude que l’eschatologie est en train de se réaliser. L’heure de l’accomplissement est arrivée dès à présent, car le Sauveur est venu pour réconcilier Dieu et sa création. »
Comment cette histoire nous concerne-t-elle ? Qu’est-ce qui amène une telle imprévoyance chez les 5 malheureuses jeunes femmes qui veillent sans réserve d’huile ? Et à qui est destiné cet avertissement ? Il me semble que Jésus entend ici nous mettre en garde contre deux types d’excès opposés.
Le premier excès, c’est de penser que le Règne de Dieu va advenir très bientôt. C’est ce que, dans leur enthousiasme, les disciples de Jésus avaient retiré de son enseignement. À leur décharge, dans le judaïsme, cette notion renvoie à l’idée d’une royauté terrestre, permanente et éternelle du Dieu d’Israël. Lors de l’exil à Babylone, cette attente s’était cristallisée dans l’espérance d’une prise de pouvoir imminente et universelle de Dieu sur Israël et sur les nations, et, comme nous le disions tout à l’heure, pour la plupart des juifs contemporains de Jésus, la venue du Royaume devait correspondre à la libération de l’occupation romaine. Alors, avoir foi en Jésus, c’était reconnaître que le Messie était là, et la libération attendue devait donc être l’affaire d’une génération, tout au plus.
Curieusement, 20 siècles plus tard, les prophètes qui vous annoncent la fin du monde pour demain ou pour après-demain ont encore bien du succès, y compris lorsque leurs prédictions ne se réalisent pas. C’est le cas, avec tout le respect que j’ai pour eux, de nos frères adventistes, dont le fondateur, William Miller, avait cru pouvoir déduire d’une lecture fondamentaliste des prophéties du livre de Daniel que le retour du Christ aurait lieu en 1843. Comme rien ne s’était produit, il avait ensuite annoncé la date du 22 octobre 1844, qui fut le jour de la Grande déception. Ce qui suit reste un exemple historique de réaction à une dissonance cognitive. En effet, après un temps de désarroi, certains des disciples de Miller ont légèrement aménagé sa doctrine et fondé les Adventistes du Septième Jour, une église en pleine expansion actuellement. En dehors même du christianisme, diverses sectes plus ou moins toxiques ont su mobiliser des centaines ou des milliers de personnes sur ce thème. Certains sont allés attendre la fin du monde le 21 décembre 2012, à Bugarach, sur la croupe d’une colline singulière dans l’Aude, tandis d’autres ont hélas commis des suicides collectifs. La réponse définitive à cette croyance dans l’imminence de la parousie se trouve sans doute dans la seconde épitre de Pierre : « Mais il est une chose, bien-aimés, que vous ne devez pas ignorer, c’est que, devant le Seigneur, un jour est comme mille ans, et mille ans sont comme un jour. Le Seigneur ne tarde pas dans l’accomplissement de la promesse, comme quelques-uns le croient ; mais Il use de patience envers vous, ne voulant pas qu’aucun ne périsse, mais voulant que tous arrivent à la repentance. » (II Pierre 3.8-9). Cette sagesse de Pierre est appréciable, car si la foi se situe dans une perspective de retour du Christ à très court terme, elle devient effectivement très toxique. En effet, il n’est alors plus besoin de se préparer pour une longue attente, plus besoin d’approfondir l’étude de l’Écriture, c’est tout juste si on doit encore s’attacher à son prochain et à son service tant la fin est proche… C’est la lecture de ceux qui s’attachent à l’image de la porte fermée et à la condamnation des malheureux qui n’ont pas pris les bonnes dispositions ; ce serait lire la parabole exactement à l’envers. Elle n’est pas là pour nous dire « il est trop tard », mais au contraire « il est encore temps ».
L’excès inverse, c’est de penser que le Règne de Dieu ne viendra jamais, de se désespérer de le voir arriver, de se laisser vivre et de se laisser porter par ce que font les autres, les prières des autres, la foi des autres. Car vous le savez, dans nos confessions de foi, dans notre rituel de la sainte cène même, nous affirmons au contraire que nous attendons comme un heureux événement ce retour du Seigneur dans la gloire, et donc que nous sommes appelés à œuvrer chaque jour pour cela, c’est-à-dire à vivre selon l’Évangile. Démissionner ainsi, renoncer à cette espérance, ce serait tourner le dos à une bonne partie de l’enseignement de Jésus.
Car la résurrection de Jésus nous enseigne l’espérance. La venue de l’Esprit saint, le jour de la Pentecôte, nous l’a confirmée, et elle se trouve sans cesse réaffirmée dans les épîtres de Paul et de Pierre. Cette espérance est fondée sur l’assurance que la vie triomphera de la mort. Mais comme le dit le théologien Jürgen Moltmann, « on ne peut pas simplement espérer et attendre la seigneurie à venir du Christ ressuscité : cette espérance et cette attente façonnent en outre la vie. L’envoi en mission ne consiste pas seulement à répandre la foi et l’espérance, mais aussi à promouvoir une transformation historique de la vie. […] Ne pas se conformer à ce monde, cela ne veut pas uniquement dire : se transformer en soi-même, mais cela veut dire transformer, par sa résistance et par son attente créatrice, la forme du monde où l’on croit, où l’on espère et où l’on aime. »
Le sens de notre parabole nous apparaît clairement à présent. L’appel de Jésus est adressé à chaque croyant, et chaque « espérant » est appelé et doit consacrer sa vie à servir Dieu, à collaborer au Règne de Dieu ici et maintenant, avec toute son intelligence et tout son discernement, car le processus de retour du Christ est commencé depuis sa résurrection.
Bien sûr, c’est moins confortable que d’attendre sans agir ! … Mais voilà, Jésus nous appelle, vous appelle, aujourd’hui, à nous mobiliser, à orienter toute notre vie et notre activité dans un sens précis. C’est manifeste dans cette interpellation qui décoiffe, un peu plus loin dans le chapitre 25 de l’évangile de Matthieu (Matthieu 25/34b-40) : « Venez, vous qui êtes bénis de mon Père ; prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès la fondation du monde. 35, Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger, et vous m’avez recueilli ; 36 j’étais nu, et vous m’avez vêtu ; j’étais malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venus vers moi. » Etc.
C’est sans doute ce qui a poussé de grands spirituels tels que William Wilberforce, August Francke, Frédéric Oberlin, Félix Neff, Albert Schweitzer, voire Henry Dunant à s’investir dans le social autant qu’ils le pouvaient. Et il faut bien leur reconnaître qu’ils ont, comme le dit Moltmann, beaucoup transformé la forme du monde… Ils ont su capter cet esprit qui peut changer le monde, car leur expérience spirituelle et leur réflexion ont déclenché chez eux un changement de vision du monde, un changement de priorités, et un engagement pour le témoignage comme pour le changement social.
Albert Schweitzer, justement, avait beaucoup réfléchi et écrit sur le message de Jésus concernant l’annonce de son retour, et il a, le premier, rendu à cet enseignement la place prééminente qu’il occupe, de fait, dans l’enseignement du Christ. La parabole que nous avons lue fait pour lui partie des textes très importants, essentiels pour comprendre la pensée de Jésus. Schweitzer avait d’ailleurs beaucoup choqué à son époque, car pour lui, il est nécessaire et légitime d’opérer une transposition, de penser autrement l’eschatologie, et de traduire en termes éthiques ce que le Nouveau Testament exprime dans un langage apocalyptique révolu. Le « Règne de Dieu » est alors la « fin » au sens de la finalité, du but à poursuivre et non pas d’un achèvement temporel. Ce but est la priorité qui doit orienter la vie chrétienne. Albert Schweitzer plaide pour une religion qui se tourne vers l’avenir, vers ce nouveau monde que prêche Jésus. Il écrit : « Suivre Jésus sur les chemins qui sont les nôtres, telle est en fin de compte l’unique précepte à observer. » Pour lui, l’érudit organiste et philosophe, docteur en médecine et en théologie, cet engagement dans le concret, dans le service, est plus important que tout. Et d’ailleurs, que l’on croie ou non à l’imminence d’un retour du Christ au sens matériel, la voie à suivre est la même.
Alors, à notre tour, quand nous disons dans une confession de foi « j’attends et j’espère », entendons bien la signification qui en est inséparable : « je crois et je m’engage ».
Amen