Prédication du 05/03/2023
Prédication par Didier Petit
Texte : Matthieu XVII 1-9
Matthieu 17, 1-9
En contact permanent avec ses disciples, Jésus a souvent exigé d’eux une forme d’imitation. L’exigence vaut également pour nous. Elle n’est pas directe, évidement, mais elle passe par le contact régulier et répété avec les hommes et les femmes de la Bible, avec pour objectif d’être enseignés par eux. Être enseignés, c’est-à-dire sentir que nous sommes au bénéfice de leurs questions importantes sur le sens de la vie, mais pas forcément tenus de reprendre intégralement – ni même de reprendre tout court – leurs propres réponses à ces questions vitales.
Bien que Jésus ait affirmé l’intérêt et la sollicitude de Dieu pour l’humanité, les disciples peinent à en comprendre toute la portée. C’est – et ce sera sans doute toujours – notre cas. Comme les disciples, nous sommes plus prompts à revendiquer des droits nouveaux qu’à devenir témoins, ce qui est une autre paire de manches.
Pourquoi l’exemple des hommes et des femmes de la Bible est-il si important ? Sans doute parce que la seule manière de saisir l’action de Dieu au milieu des hommes est de revenir sur la rencontre vécue par nos devanciers. Encore une fois, il ne s’agit pas de plagier ceux qui nous précèdent dans la foi, il faut au contraire « y mettre du notre » et apporter une réponse personnelle et actuelle à des questions très anciennes. Hériter, c’est reprendre sans aucun doute, mais c’est aussi ne pas disparaître derrière la parole des autres. Il ne faut jamais l’oublier, sous peine de confondre la foi avec un clonage simple et stupide. Il y a des textes de la Bible où les personnages qui s’expriment font déjà cet effort d’actualisation : ils ne reprennent pas servilement ce qui les précède, ils réinterprètent leur héritage. C’est ce que font ici Pierre, Jacques et Jean en réinterprétant l’héritage de Moïse et d’Elie.
Cette expérience de la foi, conçue comme un travail et un engagement de notre personne, n’est pas réservée aux intimes de Jésus, mais elle est offerte à chaque lecteur de la Bible qui y trouve des compagnons de route dont l’expérience enrichit sa propre compréhension des choses. Si nous cherchions une définition de l’Esprit Saint, elle se trouverait sans doute ici : lire une partition déjà ancienne, la déchiffrer et l’interpréter au sens musical du terme, lui donner une expression personnelle. Voilà, au fond, comment on peut expliquer ce qu’est l’Esprit saint : une appropriation reconnaissante de la foi de nos prédécesseurs et une partition réinterprétée pour une sonorité nouvelle.
C’est ainsi que notre route peut être encore aujourd’hui éclairée par les expériences de vie de ceux qui ont vécu au contact de Dieu avant nous. L’Esprit saint qui préside à cet échange porte en lui l’action de Dieu et cette question infiniment posée et reposée : « Qui suis-je pour toi ? »
Cette vision que Pierre, Jacques et Jean reçoivent sur la montagne remplit cette fonction. Par elle ils comprennent que Jésus a assumé dans son œuvre tout ce à quoi Moïse et Elie aspiraient. Bien qu’il ne se passe apparemment rien au cours de cette vision, les trois apôtres ont été amenés à comprendre qu’il y avait un lien étroit entre Moïse Elie et Jésus. C’est le Saint Esprit qui depuis toujours a constitué ce lien.
Tous ces témoins de Dieu qui ont précédé la venue de Jésus, tels Moïse et Elie, ont eu leurs faiblesses. Dieu les a choisi non pas parce qu’ils étaient meilleurs que les autres, mais parce qu’ils étaient comme les autres. Ils avaient les mêmes contraintes que nous, les mêmes ambitions, les mêmes manies aussi. Ils ont connu le désespoir et la foi leur a parfois manqué. Ils ont porté en eux des culpabilités avouées ou ignorées. Ils étaient semblables à nous en tout point. Mais si Jésus nous les désigne comme compagnons de route, c’est que leur histoire peut éclairer la nôtre. L’Esprit à la fois reconnaissant et d’inventif qui les animait est le même que celui de Jésus, ici entouré de Pierre, Jacques et Jean.
Par conséquent, s’il nous est donné de croiser Moïse, Elie et les autres, comme il est raconté dans ce passage des Ecritures, il n’est pas question de nous réfugier avec eux dans leur passé pour le reproduire aujourd’hui dans notre temps, pour ainsi dire à l’identique, ce qui de toute manière est illusoire. Leur temps est révolu et nous devons rester et vivre dans notre temps, enrichis par leur expérience. Il nous appartient maintenant de vivre notre propre histoire et de devenir à notre tour un maillon dans la longue chaîne des témoins de ceux qui nous ont précédés et qui nous suivront.
Riches de leur expérience, nous devons habiter cette terre que Dieu nous demande de mettre en valeur pour y manifester la possibilité du Royaume. Depuis l’origine, son Esprit a soufflé sur elle et depuis toujours des voix se sont fait entendre pour dire le pardon et l’espérance. Le même Esprit a suscité leur message, le même Esprit a révélé que Dieu habitait en Christ pour le réconcilier avec les hommes, le même Esprit aujourd’hui nous envoie dans ce monde, chargés d’une mission de réconciliation et d’amour.
Les hommes d’aujourd’hui auraient-ils le cou plus raide que ceux de jadis car ils semblent manquer d’espérance ? Le monde moderne est-il tellement plus rebelle que celui auquel Moïse, Elie, Jésus, Pierre, Jacques et Jean ont eu affaire ? Je ne le crois pas. Les circonstances ont changé, les expressions de la foi (ce qui nous paraît digne d’être cru, digne de confiance) ont aussi beaucoup varié et elles le feront encore à l’avenir. Mais je ne crois pas que nous ayons fondamentalement changé : si c’était le cas, comment pourrions-nous encore jouer une partition ancienne ?
Si donc nous fréquentons encore avec profit ceux qui étaient avant nous, si nous prenons pour compagnons les plus illustres témoins de la Bible, nous comprenons bien vite que de tout temps, les hommes ont dû se reposer sur un questionnement qui les précédait, ils ont dû aussi remettre l’ouvrage sur le métier. Elie qui dans le passage d’aujourd’hui se tient aux côtés de Jésus n’a-t-il pas eu, seul contre tous, à s’opposer à tout un peuple pratiquant des cultes étrangers prometteurs, en apparence, mais extrêmement cruels et stériles ? N’a-t-il pas douté du chemin à suivre ? Il avait contre lui le roi et la reine qui avaient mis à prix sa propre tête. Il s’est alors enfui, terrassé par le doute et le désespoir. Quant à Moïse, n’a-t-il pas cassé les tables de la loi parce qu’il était exaspéré à cause du manque de foi de son peuple ?
Si nous allons à la rencontre de tous ces témoins que l’Ecriture nous donne comme compagnons de route, nous découvrirons que notre tâche n’est pas plus lourde que la leur, Dieu leur a donné l’espérance et la foi, et c’est avec elles qu’ils ont pu marcher. Pensons à Elie qui fuyait devant les spires de la reine Jézabel : un ange est apparu dans la tourmente. Pour le réconforter il lui a donné une cruche d’eau et une galette de pain, très peu de chose, mais assez pour survivre pendant les 40 jours de marche en plein désert pour atteindre le mont Horeb.
Nous devons aussi garder à l’esprit que nous avons ont un gros avantage sur les témoins qui nous ont précédés. Ils n’avaient, pour fonder leur espérance qu’un futur incertain, une attente diffuse, une promesse constamment différée d’une génération à l’autre. Nous avons, nous, la certitude que le messager tant attendu est venu marcher au milieu de nous et que ce compagnon de route a installé une autre forme d’espérance : l’essentiel est déjà là, nous pouvons accueillir l’héritage avec reconnaissance, et nous pouvons interpréter l’antique partition à notre manière. Ce qui a changé, c’est que si l’héritage est toujours là, la promesse n’est plus différée. Nos devanciers étaient davantage tiraillés entre le passé de cet héritage et l’avenir indéfini d’une promesse en attente de réalisation. Notre situation est différente sur ce point essentiel : un déplacement s’est opéré et notre vie s’appuie davantage sur le présent de notre interprétation personnelle, une vie sous le signe de l’Esprit Saint, cet actualisateur qui nous délivre de la peur du « pas encore » en nous disant « tout est accompli ».
Dans Fureur et mystère, le poète René Char écrivait : « Pour qu’un héritage soit réellement grand, il faut que la main du défunt ne se voie pas. » L’effacement pudique de Moïse et Elie joue exactement ce rôle dans notre texte, il dit tout l’amour et la confiance que les parents mettent en leurs enfants : voilà ce que nous pouvons faire pour vous, ayez confiance en ce trésor, faites-en quelque chose d’utile dans le monde qui est le vôtre. Si vous y parvenez, alors l’Esprit Saint souffle sur vous.