Prédication du 24/07/2022

Prédication par Didier Petit

Textes : Genèse XVIII 1-10, Colossiens I 24-28, Luc X 38-42

Luc 10, 38-42

Nous sommes plus habitués à l’opposition entre frères, dans la Bible, un peu comme dans les conflits qui ont opposé Caïn et Abel, ou encore Jacob et Esaü. Il y a bien des sœurs dont l’histoire nous est contée : on peut penser à Rachel et Léa qui sont surtout à la merci des tractations familiales entre deux hommes qui en disposent comme ils l’entendent : leur mari et leur père. C’était monnaie courante dans les temps bibliques. Mais ici, les deux sœurs sont les deux personnages principaux de cette histoire et il nous appartient de comprendre le rôle exemplaire qu’elles jouent dans notre récit.

Marthe et Marie nous sont connues surtout à partir de l’Evangile de Jean, au moment où Jésus vient les visiter alors que leur frère Lazare vient de mourir ; Marie est aussi identifiée comme celle qui verse sur les pieds de Jésus un vase de parfum. Mais ici chez Luc, c’est une simple visite de Jésus qui décide de la rencontre et la conversation semble assez banale, le contenu des quelques propos échangés ne retient pas forcément l’attention : on est loin du bon Samaritain de la semaine dernière qui aurait pu nous intéresser encore longtemps.

Luc est, parmi les quatre Evangélistes, celui qui connaît le moins les coutumes d’Israël, il présente les deux sœurs comme deux femmes au comportement typique de la société grecque et non pas conforme aux coutumes juives. L’hyperactive Marthe tient le rôle de chef de maisonnée, cela n’avait pas cours chez les Judéens. Il faut dire que Luc est issu de cette société fortement hellénisée, influencée par la langue, la culture et les coutumes grecques, il voit donc ces deux sœurs à travers le prisme de sa propre culture. Mais peu importe, au fond, l’essentiel est de nous présenter deux caractères bien différents et bien marqués.

Il n’est pas anodin que Luc choisisse deux personnages féminins pour intervenir dans ce court dialogue. A travers les deux rôles qu’assument les deux sœurs, chacune de leur côté et chacune de manière passionnée et résolue, il y a la question de la situation et du rôle des femmes dans les premières communautés chrétiennes. A la naissance de ces communautés, beaucoup de choses avaient été discutées, négociées, redéfinies : la place des coutumes juives pour les nouveaux chrétiens d’origine non-juive (circoncision, pratiques alimentaires…) avaient posé de nombreux problèmes dont les épîtres de Paul se font l’écho. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la place des femmes ait fait partie des nombreux points à l’ordre du jour. C’est toujours au moment où des changements importants interviennent qu’on s’interroge à nouveau sur la place de chacun et les objectifs à poursuivre. De la nouveauté, il y en avait à cette époque…

On trouve chez Luc d’autres exemples de femmes au rôle important dans l’Eglise : en Actes 16, par exemple, nous trouvons Lydie, une femme d’affaires qui se convertit à la prédication de Paul récemment débarqué en Grèce dans la ville de Philippe (qui donnera son nom à l’Epître aux Philippiens), se fait baptiser avec toute sa maisonnée et insiste pour que le groupe des nouveaux croyants se réunisse chez elle. L’air de rien, Lydie est l’une des premières personnes converties en Europe, elle est aussi la fondatrice de la première « église de maison » sur notre continent. C’est dire à quel point Luc était sensible à cette question.

Et pour en revenir à Marthe et Marie, il est certain que Luc avait aussi en tête ce type de préoccupation. Il en profite pour évoquer le rôle des femmes dans l’Eglise et décrire deux types de préoccupation, suffisamment opposées pour apparaître presque incompatibles. Marthe semble vouée aux choses concrètes du service compliqué qui capte toute son énergie. Elle semble être la représentante de la thèse selon laquelle les femmes ne doivent se mêler que des choses concrètes. Tout ce qui tourne autour du domestique leur convient parfaitement, mais elles ne doivent pas regarder au-delà… Marie, de son côté, est presque montrée du doigt parce qu’elle se pique de théologie, elle s’intéresse à des choses un peu éthérées, vaporeuses, au lieu d’aider au service : ce n’est pas en rêvassant que les choses vont se faire !

C’est Jésus qui tranche la question en disant tout net que c’est Marie qui a choisi la meilleure part. Ce qui semblait interdit parce que réservé à d’autres est en réalité ouvert à chacun, à chacune. Jésus va même plus loin, par cette expression : il affirme que cette meilleure part ne lui sera pas enlevée. Cela veut dire : ton truc à toi, Marthe, c’est l’organisation et la réalisation concrète des choses ; le savoir-faire, le pragmatisme dont l’Eglise à besoin, c’est ta part, elle est nécessaire et rien ne la remplacera. Mais en ce qui concerne Marie, son truc à elle, c’est d’écouter ma parole, de la comprendre et de l’enseigner à d’autres, c’est tout aussi irremplaçable !

Voilà pour la réponse à la préoccupation de Marthe. Mais il reste tout de même un problème à régler : en utilisant un superlatif plutôt qu’un comparatif (la meilleure part et on pas seulement une part équivalente), Jésus semble établir une hiérarchie. Il ne dit pas : « La part de Marie vaut autant que la tienne, à chacune sa vocation, à chacune sa place ! » Il sous-entend que l’écoute de sa parole est première. Autrement dit, le fait que des femmes accèdent à toutes sorte de fonctions ne semble pas poser un problème, Jésus ne s’en étonne même pas. Il nous a pourtant fallu quelques siècles pour le mettre en pratique : il y avait suffisamment de Marie chez nous, il manquait un peu de Marthe pour donner corps à ce projet : c’est bien gentil, les idées, mais si personne n’ouvre la boîte à outils… Il reste que nous devons nous demander s’il y a effectivement une supériorité du ministère de la parole sur les autres ministères (qui sont pourtant reconnus comme tels) ?

Le caractère bien trempé de Marthe semble indiquer que cette supériorité ne va pas de soi, qu’elle est discutable, on dirait que Marthe négocie âprement la place qu’elle occupe et qu’elle croit sincèrement fondamentale et première. Elle ne peut pas admettre que l’écoute passe avant l’action : le blabla théologique, c’est bien pour le temps libre, c’est une sorte de loisir, un puzzle de 10 000 pièces sur lequel on travail un peu quand on a le temps. Si Marthe pense de cette manière, ce n’est pas forcément parce que l’écoute de la parole est de piètre importance, c’est peut-être parce qu’elle estime que tout ce qui essentiel dans ce domaine a déjà été dit, qu’on ne peut rien y ajouter et que le plus urgent est de la mettre en pratique. Vous ne trouvez pas que cette thèse se défend ? Marthe ne représente pas un courant de pensée marginal, elle est l’une de nos préoccupations principales !

Nous ressemblons à Marthe chaque fois que nous travaillons à notre visibilité et à l’efficacité de ce que nous faisons. D’ailleurs, nous nous mobilisons plus facilement lorsque nous savons ce que nous devons faire concrètement : il ne reste plus qu’à trouver des volontaires (ce qui n’est pas toujours facile…). Il y a plus de monde dans les repas ou les journées travaux que dans les études bibliques, c’est bien connu ! On ne comprend rien à ce passage s’il on pense que Jésus fait une hiérarchie entre le spirituel (jugé plus noble) et le concret (plus prosaïque). Marthe campe sur ses positions et elle a bien raison ! Marie aussi campe sur les siennes : elle ne lèvera pas le petit doigt pour aider sa sœur et elle a bien raison aussi.

Quand Jésus dit : « Marie a choisi la meilleure part », il ne fait aucune hiérarchie, il ne dit pas qu’elle a choisi le meilleur dans l’absolu, mais le meilleur pour elle. Lorsque chacune et chacun d’entre nous trouve sa place dans cette église, il ou elle a choisi le meilleur. C’est comme ça que chacune et chacun est à sa place.

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