Prédication du 15/05/2022

Prédication par Didier Petit

Textes : Jean XIII 21-35

 

Drôle « d’entretien suprême », après le départ de Judas qui va sereinement faire son « sale boulot » ! Dans les lignes qui précèdent notre passage, les disciples se rencontrent déjà ce même désarroi qu’ils vont traîner jusqu’aux différentes apparitions du Ressuscité. Leur confiance n’est pas encore en chute libre, mais elle vacille déjà. Ils ont le pressentiment que quelque chose de grave va arriver mais sans savoir quoi, et l’imprécision de Jésus ne les aide pas : « Là où je vais, vous ne pouvez pas venir. » Quant à Judas, on a davantage l’impression qu’il est désigné par Jésus, à l’issue d’un arrangement dont l’objectif échappe à tous les autres disciples…

Cette Pâque était un dernier repas, mais aucun des disciples ne s’en doutait. Deux personnes, pourtant, semblaient savoir : Jésus et Judas. Tout paraît avoir été bien préparé : le repas, les circonstances, le départ de Judas, les choses à annoncer aux disciples. Il reste que nous avons – et nous aurons toujours – du mal à expliquer la trahison de Judas, qu’elle soit une vraie trahison crapuleuse avec l’argent pour mobile, ou un savant calcul entre Jésus et Judas et dont les ressorts nous échappent.

Qu’est-ce qui a pu motiver Judas ? At-il cru que Jésus n’avait aucune chance de se sortir de cette histoire, que son ministère n’avait provoqué qu’une opposition sourde, dans un premier temps, puis de plus en plus intense ? S’était-il dit que le meilleur moyen était encore d’en tirer profit ? L’hypothèse paraît logique, mais elle ne concorde pas avec les circonstances : rien n’empêche Judas de quitter la chambre haute avant qu’on évoque l’idée de sa trahison. Au contraire, il sort de là, calmement, un peu comme s’il allait revenir… Le seul sentiment qui reste parmi les disciples est l’incompréhension ; pas une fois d’indignation ni de colère. Quelle étrange scène !

D’autres ont avancé que Judas était un exalté qui avait voulu précipiter l’avènement d’un Royaume qui tardait à s’installer en forçant un peu le destin. « Balancer » le Maître capable de provoquer la révélation que Jésus était bien le Fils de Dieu. Mais là encore, cette version s’accorde mal avec le récit des Evangiles : rien à faire, chez Jean, Jésus était au courant de ce projet et on ne comprend pas de commentaire il aurait pu accepter ce sort maudit et se laisser faire, en répondant à l’objectif comme les moyens. Le christianisme a bien retenu que Jésus consent à se sacrifier à l’occasion de la Pâque au moment où on immole les agneaux au Temple, mais rien n’indique que cette lecture vient de Jésus lui-même, c’est plutôt une « lecture » postérieure uniquement préoccupée par l’explication sacrificielle.  

Il y a encore une autre manière de voir les choses, elle peut se fonder sur le récit de Jean : Jésus aurait été non seulement au courant de ce qui se tramait, mais il aurait même tout organisé lui-même. L’arrêt serait alors l’aboutissement de ce plan, en complicité avec le seul disciple qui avait le courage d’aller jusque-là ! Bon début de scénario, n’est-ce pas ? Tout paraît tellement préparé jusque dans le moindre détail… Dans ce troisième cas, on découvre que Jésus comprend que son ministère ne pouvait, hélas, que s’achever de manière tragique, par sa propre mort. C’était le seul moyen de témoigner de la vérité de ce ministère. Le choix de la fête de la Pâque coïncidait avec les agneaux immolés et réalisait le sens ultime de sa démarche.Tout cela s’emboîte assez bien, mais c’est tout de même difficile à envisager…

Pour qu’un projet comme celui-ci fonctionne bien, il faut que la complicité avec Judas soit en béton armé, il faut que Judas ne bouge pas une oreille au moment de l’arrestation et qu’il accepte dès le départ ce rôle ambigu de « faux traître » mais vrai agent d’un plan de salut qui le dépasse complètement. La scène que nous avons relu sert à faire l’annonce de ce projet un peu fou aux disciples médusés. Ils n’ont pas l’air de trouver cela évident…

Il faut se souvenir que les évangélistes, Jean comme les autres, ont reconstitué les événements après-coup en tentant de trouver une cohérence théologique à ce qui venait de se passer. Le procédé ne doit pas nous surprendre, il n’est pas nouveau. Toute l’histoire d’Israël est une relecture théologique ou religieuse d’événements réels. Mais ces événements ne font pas l’objet d’un compte rendu rigoureux, ils sont réagencés dans un récit qui essaie de trouver la trace de Dieu au cœur de cette histoire.

Mais si les évangélistes sont de bons scénaristes, pourquoi ne pas envisager le même type de récit à clef en ce qui concerne Judas ? Ils ont peut-être profité d’un autre personnage appelé Juda (sans s), frère de Joseph qui avait vendu son frère aux Egyptiens. C’est peut-être ce qui explique que personne ne bronche au moment de son départ. Judas quitte alors la pièce et toute cette histoire en laissant seulement le doute et l’incompréhension de tous. Après le départ de Judas, il ne restait plus à Jésus qu’à laisser son testament ultime aux disciples pour leur léguer l’essentiel : ne pas comprendre demandant les locataires et aboutissants d’un plan de salut complexe, mais se contenter d’en récolter les fruits et vivre de l’essentiel : « Aimez-vous les uns les autres.Comme je vous ai aimés, vous devez, vous aussi, vous aimez les uns les autres. Si vous avez de l’amour les uns pour les autres, tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples. » Quelle simplicité, après ces scénarios un peu tordus et jamais vraiment réalisés !

Jésus ne répond pas à notre besoin d’avoir une théorie solide sur ce qu’est le salut. C’est pourtant ce que les églises ont fait en permanence après ces événements. Mais c’est un peu comme s’échapper de la vie après avoir lu dans un livre en quoi elle consiste : on a satisfait son esprit – pendant un temps – mais il reste encore l’essentiel devant soi : vivre avec la seule méthode qui vaille, un amour réciproque qui nous rassemble, un art du lien, du tricot ou du tissage qui nous donne toute notre place dans le Royaume.

C’est juste au moment où le doute, la mort et le deuil commencent à s’infiltrer dans l’esprit des disciples que Jésus les repêche en leur parlant de l’amour qui doit les unir. Ils laissent de côté, avec le départ de Judas, les histoires sordides ou tordues sur le sens de la vie, ils reçoivent en échange, sans s’y attendre, une invitation à vivre qui ne se trouve pas dans nos spéculations ni dans les théories inventées par les églises pour consolider leur pouvoir autour d’un savoir immuable.

Que valent aujourd’hui ces théories ? En reprenant ces réflexions à l’infini, nous risquons d’oublier que Jésus n’avait laissé qu’un seul testament : l’amour que les hommes sauront partager entre eux sera l’élément essentiel pour manifester la présence de Dieu. L’amour, sous toutes ces formes, une autre saveur que toutes les idées que nous pouvons penser à son sujet, n’est-ce pas ?

Finalement, ce récit un peu troublant n’a peut-être pas l’importance que nous croyons, il est très périphérique pour une simple raison : il n’intervient en rien dans le dernier message de Jésus. Tout se passe comme s’il fallait que ces hypothèses prennent leur place, puis qu’elles soient balayées par le seul testament possible : « Aimez-vous les uns les autres. Comme je vous ai aimés. »

Pour nous qui venons de traverser la fête de Pâques, il est de la première importance de comprendre que ce chemin de l’amour mutuel est la seule qui a réussi à sortir du tombeau. Le reste est voué à disparaître, après avoir semé le doute, le malaise et l’incompréhension. Nous savons ce qui nous reste à faire…

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