Prédication du 06/03/2022
Prédication par Didier Petit
Textes : Deutéronome XXVI 1-10, Romains 8-13, Luc IV 1-13
Luc 4, 1-13
Ce premier dimanche du temps du Carême commence, comme il se doit, par le récit de la tentation de Jésus au désert. C’est l’occasion de nous demander pourquoi il faut que le ministère de Jésus commence par cette épreuve. La tentation, l’épreuve, autant d’expressions qui caractérisent le temps du Carême, époque de l’année où nous méditons sur la vie en tant qu’épreuve. Le Carême est ce moment nécessaire de réalisme qui nous rappelle dans quel monde nous vivons, un monde à la fois brutal, tragique et chaotique qu’il faut essayer d’apprivoiser en quelque sorte pour qu’il soit vivable.
Les événements récents pourraient, à bon droit et assez logiquement, nous entraîner vers un certain découragement. Nous commençons à sortir d’une pandémie qui n’est ni la première ni la dernière épreuve de ce type que traverse l’humanité, et elle a déjà révélé un certain nombre de nos fragilités. Mais aujourd’hui, nous voyons revenir la guerre comme une très désagréable surprise, avec l’étonnement de ceux qui depuis trois générations pensaient que ce retour était assez improbable. Il faut nous rendre à l’évidence, si nous pouvons vaincre un jour ou l’autre les microbes qui viennent du dehors, nous aurons infiniment plus de mal à dominer les pathologies de l’âme humaine qui viennent du dedans.
C’est donc en s’attaquant à la tentation que commence le ministère de Jésus. Tout ce qui précède retrace la naissance et l’enfance de Jésus, Luc est le seul à la faire de cette manière. Au chapitre 4, la confrontation avec le monde réel commence ! On pourrait se sentir à l’abri en pensant que les tentations de Jésus ne sont pas tout à fait ou pas du tout les nôtres. Nous verrions que ce sont exactement les mêmes, et ce serait peut-être pour nous une très désagréable surprise…
Désagréable parce que ce n’est pas naturel pour nous de parler d’emblée de nos points faibles, de nos échecs et de toutes les choses dont nous aimerions être débarrassés. C’est justement dans ces circonstances-là que nous nous réfugions dans une sorte de désert intérieur, par refus d’affronter ce que nous sommes. Inutile de dire que le désert dont il est question ici est aux antipodes d’un lieu de refuge : c’est un lieu d’affrontement, presque un combat à mort !
Quand nous nous réfugions dans un désert intime qui fuit l’affrontement, nous restons en réalité bien seuls avec nos frustrations et nos échecs, et nous faisons généralement ce que font ceux qui ont choisi la faiblesse : des vengeances improbables pour velléitaires qui ne nous vengerons de rien mais contribuerons sûrement à nous pourrir de l’intérieur. Le désert qu’évoque Luc ici est bien le contraire d’un enferment ou d’un aveuglement, il est un exercice difficile d’affrontement et de lucidité.
Ce n’est pas sans raison que les Evangiles situent le tentateur dans cet intérieur capable de faire des choix diamétralement opposés : le huis-clos ou foi, l’affrontement du monde tel qu’il est ou le repli frileux qui, tout compte fait, ne nous rapporte jamais rien, et surtout pas la sécurité que nous attendions. C’est la même alternative depuis l’arbre de la connaissance du bien et du mal dans la Genèse : il vaut mieux assumer le monde comme il est, au prix d’un bannissement apparent qui n’est au fond que le long voyage de la vie humaine.
Chez Luc comme dans la Genèse, la figure du tentateur est mise en récit sous la forme d’un personnage avec lequel nous ne voulons pas nous identifier. Pourtant, nous savons bien qu’il ne vient pas du dehors mais du dedans. Ce sont nos propres pathologies qu’il faut affronter et les identifiant d’abord, et en les affrontant ensuite, pour que la vie en nous et autour de nous puisse se déployer. « Affronter ses démons » est bien une expression qui renvoie au courage qu’il nous faut pour ne pas imploser.
Voilà pourquoi Luc attire notre attention sur notre vie intérieure : non pas pour nous montrer du doigt un endroit sûr où fuir le chaos du dehors, mais pour mieux désigner le lieu d’où partent toutes les guerres. C’est le chaos en toi qu’il faut dominer, semble nous dire Luc. Entre dans ton propre désert pour ordonner ton chaos au lieu de t’y enfoncer, soit parce que tu lui fais confiance, soit parce que tu lui cèdes tout.
Que se passe-t-il dans notre désert personnel ? Nous découvrons des appétits, des fringales pour ce qui nous manque. Nous suivons à peu près les mêmes étapes que ce que Jésus affronte dans ce chapitre : la solitude, la faim, la tentation. Le tête-à-tête avec ce diable qui rôde, voilà notre véritable épreuve, celle qui inaugure tout et avec laquelle il faut constamment recommencer.
Quelle est la différence entre notre désert ordinaire et celui que Luc nous propose ? Celui de Luc nous fait passer de la faiblesse à la force, celle que ressent celui qui a déjà vaincu au moins une fois ce qui l’attire vers le bas. Celui-là craint encore les défaites à venir, mais il sait aussi que des victoires sont possibles : ça change tout ! Luc nous fait passer aussi de l’ignorance de nous-même, donc une certaine forme à une lucidité aimante.
Comment Jésus lui-même s’en sort-il dans ce combat acharné ? Il n’indique aucune voix miraculeuse et facile où nos difficultés et nos tares sont vaincues sans effort. Il appelle à revisiter notre intérieur pour y découvrir des ressources que nous avons négligées ou oubliées, il nous suggère une utilisation courageuse et forte du désert, un lieu où nous découvrons les outils, les ressources qui permettent d’affronter le chaos du monde, généralisation en dehors de nous des ambitions folles et des fanatismes qui nous « travaillent » au-dedans.
Cela interroge aussi ce que nous prétendons transmette à nos enfants qui sont la continuation du monde après nous : faut-il dominer, asservir et écraser ce qui est plus faible que nous ? ou bien faut-il dominer d’abord ses propres faiblesses pour devenir forts sans confondre la force et le courage avec le besoin d’écraser ? Manière de nous préparer à affronter, après le combat avec nous-mêmes, des appétits et des fringales qui nous dépassent et qui sont bien réelles, elles aussi.
Nous sommes constamment dans la tentation, c’est-à-dire à la croisée des chemins, puisqu’il faut toujours savoir quel humain nous voulons être pour agir au mieux dans un monde tragique. Ce passage de Jésus au désert est d’une importance première : nous n’avons pas vocation à satisfaire notre ego au risque de le laisser nous pourrir du dedans.
Vous souvenez-vous du Petit Prince ? Saint-Exupéry écrivait : « J’ai toujours aimé le désert. On s’assoit sur une dune de sable. On ne voit rien. On n’entend rien. Et cependant quelque chose rayonne en silence… »
C’est parce que quelque chose rayonne en silence que nous sommes voués à la construction d’une société aussi peu cruelle que possible, et pour cela il faut troquer notre désert d’impuissance habituel pour celui de Jésus qui renoue avec le combat et l’espérance de victoires futures. Malgré ce qu’est le monde, malgré ce que nous sommes. Ce ne sera pas une promenade de santé. Raison de plus !