Prédication du 20/02/2022
Prédication par Didier Petit
Texte : Luc VI 27-38
Luc 6, 27-38
La foule rassemblée autour de Jésus est comme une grosse entité anonyme : nous ne savons rien d’elle, ni le nombre exact d’individus qui la composent, ni les intentions de chaque suiveur. Luc ne nous renseigne que sur la perméabilité de cette foule à ce qui se dit. Placés devant le texte en lieu et place de cette foule, il se pourrait bien que nous soyons invités à tester, nous aussi, notre capacité à saisir des paroles à la fois anciennes, rabâchées, et pourtant toujours inouïes.
L’attitude de Jésus est frappante : d’un bout à l’autre, il semble avoir une bonne opinion de ces gens rassemblés. On ne trouve pas chez lui l’arrogance caractéristique de ceux qui savent devant un tas d’ignares : il ne se prend pas pour l’avant-garde éclairée du peuple face à des masses abruties à catéchiser de toute urgence ! Pour le dire plus sobrement : il croit en leurs capacités et semble leur donner les derniers conseils qu’on donne à quelqu’un dont l’équipement pour la vie est à peu près complet.
Dans les lignes qui nous occupent, nous trouvons pourtant des recommandations d’apparence simple, mais dont on peut se demander si elles sont vraiment praticables. Aimer ses ennemis, jusqu’à quel point ? Servir autrui sans compter son temps ? Le temps, par exemple, est pour nous parfaitement dénombrable, comme un capital qui finit toujours par s’épuiser. On peut perdre son temps, gagner du temps, prendre son temps, on peut même le tuer ! Quand on commence à dire de plus en plus souvent « De mon temps… », c’est qu’on en a beaucoup moins devant soi… ou qu’on en a beaucoup perdu.
Quelle curieuse idée de nous inciter à le dépenser sans compter, alors qu’il nous en reste chaque jour un peu moins ! Quelle audace de nous demander de ne pas attendre un minimum de réciprocité alors que nous n’envisageons pas la vie sans elle ! Nous savons bien que les relations cassent plus vite quand c’est toujours le même ou la même « qui s’y colle » !
Qu’est-ce qui pourrait nous aider à aimer les autres et les servir au point de nous oublier ? Aimer sans retenue alors que nous buttons toujours sur quelque chose ou sur quelqu’un ? Essaierait-on de nous faire changer de nature, de nous transformer en quelqu’un que nous n’avons jamais été, de mémoire humaine ? Comment nous décider à donner notre essentiel, et pas seulement notre superflu plus facile à lâcher ?
Jésus est peut-être en train de préparer la foule et les disciples à l’idée de ressembler à ce Samaritain dont il sera question bientôt. Il avait rencontré un blessé que personne n’avait secouru, surtout pas ceux que la religion ou la morale oblige, en principe. Il l’avait ensuite conduit dans une auberge en s’assurant que des soins lui seraient prodigués même après son départ.
En nous provoquant avec son altruisme impossible, Jésus n’essaie pas de nous transformer en autre chose, il en sait probablement tous les risques. Rêver de pouvoirs surhumains, n’est-ce pas le meilleur moyen de se décourager en retombant lourdement sur ses capacités humaines, trop humaines ? Il se pourrait, en revanche, qu’il nous incite à trouver en nous des possibilités d’altruisme supérieures à ce dont nous nous sentons capables. C’est à ce moment-là que nous devenons Fils du Très Haut.
Ce qui doit nous réjouir ici, et non pas nous décourager devant l’ambition de Jésus pour cette foule dont nous faisons tous partie, c’est la confiance qui nous est faite. Une lecture rapide et un résumé calamiteux des Ecritures nous ont habitués à ce découragement : la chute a bien rendu les hommes incapables du moindre élan généreux envers les autres, notre égoïsme est souligné dans un nombre incalculable de versets, etc. Soit. Les auteurs bibliques n’ont pas souhaité décrire en toute niaiserie l’humain qu’ils pensaient être. Mais ils n’ont pas non plus rabaissé l’homme au point d’en faire un incapable. Ils ont préféré le révéler tel qu’il est : pris dans une oscillation, un mouvement de balancier instable, une indécision inconfortable.
Par conséquent, le regard de Jésus sur cette foule est justement cette attente confiante qui parie sur le moment (même éphémère) où nous sommes capables de nous oublier. Dans ces moments-là, rien de dénombrable n’est perdu puisque ce n’est pas une question de quantité. Nous ouvrons des possibilités de vie là où il n’y en avait pas, ou plus ou pas encore. Et nous étions là au bon moment, disponibles et prêts. Personne ne nous a rien pris.
Ce n’est pas une raison pour nous endormir sur nos lauriers. Le mouvement de balancier évoqué plus haut provoque autant le « moment favorable » que la longue éclipse qui nous renvoie à nos faiblesses. L’apôtre Paul est bien lucide quand il évoque nos forces de résistance en Romains 7 : « Ce que je veux, je ne le fais pas, mais ce que je hais, je le fais ! » Il serait plus facile pour nous de nous considérer une bonne fois comme naturellement bons ou irrémédiablement mauvais (d’ailleurs, dans « irrémédiablement », il y a « diablement », méfiez-vous !). Ce serait plus simple, mais la confrontation avec la réalité ne nous mettrait pas à notre avantage et tout cela apporterait bien plus de problèmes que de solutions.
Ce balancier permanent entre le vouloir et le faire, voilà notre principal problème, notre grande affaire. Agir par l’Esprit Saint, qu’est-ce que c’est, sinon provoquer « le moment favorable », ce point d’équilibre ou les contradictions et les forces opposées ne nous emportent plus avec elles ? N’est-ce pas à ce moment précis que nous sommes Fils du Très Haut ?
Et puisque notre balancier s’arrête un cours moment, l’amour humain si imparfait, si capricieux et instable, devient divin au moment même où il cesse de compter ce qu’il pourrait gagner ou perdre. Nous voulons littéralement ce que Dieu veut, même si cela ne dure pas longtemps.
Si Jésus laisse de côté tout ce qu’il aurait pu reprocher à cette foule (ses insuffisances, ses illusions ou ses malentendus), c’est pour provoquer ce « moment favorable » où chacun est capable de dépasser ce qu’il se croit capable de faire.
“Les mots justes trouvés au bon moment sont de l’action », écrivait Hannah Arendt. C’est pour cela que la confiance de Jésus dans cette foule lui permet de savoir agir comme elle ne pensait pas pouvoir faire un jour.