Prédication du 13/02/2022

Prédication par Didier Petit

Textes : Jérémie XVII 5-8, Luc VI 17-26

 

Luc 6, 17 à 26 (+ Jérémie 17, 5-8)

Comme vous avez pu le constater par vous-mêmes dans les salles obscures, bon nombre de films hollywoodiens suivent une liturgie immuable : quel que soit le contenu du scénario, il faut que l’histoire finisse bien. En général, le méchant finit au tribunal dans le meilleur des cas, et s’il est vraiment très très méchant, le héros lui règle son compte avec un peu de plomb : « Problem solved ». Mais d’une manière ou d’une autre, il faut que l’histoire s’achève sur du positif.

Dans le cas des Béatitudes, ça commence bien, par la litanie des « Bienheureux ceux qui… », mais ça s’achève avec une série de quatre « Malheureux êtes-vous… ». D’aucuns auraient préféré l’ordre inverse, il va falloir faire avec…

On peut tout de même se demander ce qui décide Jésus à terminer par des imprécations un discours qui avait si bien commencé ! Quelles sont les cibles exactement, quelle part de nous-mêmes se trouve « épinglée » par cette sévérité soudaine ? L’aisance matérielle, le sentiment de satiété, la capacité à rire ou se réjouir, et pour finir, des compliments bourrés d’arrière-pensées. En clair, ce sont quelques-unes de nos aspirations, normales et légitimes.

Malheur à nous, parce que nous ne voulons pas vivre dans l’angoisse du manque ? Vraiment ? Et si toutes ces manières de nous rassurer viennent de notre petit monde pulsionnel souterrain, que pouvons-nous y faire ? Est-ce une bonne idée de nous culpabiliser sur ces sujets, sans nous laisser la moindre piste pour nous en sortir, un début de solution ? Malheur à nous, alors ?

Au début de son « Sermon sur la Montagne », Matthieu rapporte à peu près la même chose, mais il oublie complètement les malheurs de la fin… Il ne reste que la réjouissante suite de « Bienheureux ceux qui… ». Luc, pour autant, n’est pas là pour nous malmener par plaisir, ces paroles de Jésus ont bien dû être prononcées à un moment ou un autre…

Pourtant, parmi les premiers auditeurs de ces paroles un peu surprenantes, un peu dures, personne n’a mal réagi. Nos différentes versions de la Bible ont même continué à les considérer comme des Béatitudes. Les premiers auditeurs et les premiers lecteurs, longtemps avant nous ont dû comprendre ces avertissements très au sérieux, sans pour autant les comprendre comme des menaces.

Comment entrer dans ce texte sans penser que la fin gâche tout ce qui précède ? Peut-être en saisissant cette parole au verset 19 : « Il sortait de Jésus une force qui les guérissait tous. » C’est une bonne occasion pour nous demander de quoi il s’agit, n’est-ce pas ? Le Saint Esprit – auquel nous pensons assez spontanément – n’est pas nommé ici, alors n’ajoutons de personnages à une pièce de théâtre déjà compliquée ! Les seuls esprits présents sont impurs. Face à eux, il reste cette « force » sans nom particulier mais dont on nous dit qu’elle est là pour les guérir de ce qui les fait souffrir.

Pour comprendre ce que Dieu attend de nous, il faut arriver à surprendre ce mouvement très simple, mais au fond absolument vital, qui fait que des esprits impurs sortent de ceux qu’ils affligent au moment même où cette force de guérison sort de Jésus. Il y a comme une sorte d’échange, comme si on nous expliquait qu’il nous manque quelque chose que nous ignorons. A son contact, nous devons d’abord apprendre que nous sommes malades de nous-mêmes, nous laisser ensuite gagner par sa force de vie, et enfin entendre la bonne nouvelle qui nous attend : « Heureux es-tu parce que tu t’es enfin débarrassé de ton vide ! » Pas trop tôt…

Notre vide, c’est justement ce que nous apprennent ces quatre imprécations qui terminent les Béatitudes de Luc. Elles ne sont pas de trop puisqu’elles précisent plutôt ce que Matthieu ne juge pas utile de nous dire. Sont visées ici toutes nos stratégies pour satisfaire notre ego et nous « remplir » de vide pour mieux rester indifférents aux autres. Quand on est rempli de soi (même un soi complètement creux), on n’a plus de temps pour autre chose. C’est comme gonfler un matelas pneumatique crevé, version plagiste du mythe de Sisyphe qui lui se passe plutôt à la montagne…

Quitter cet ego qui rend fou, c’est résister à ce que l’époque nous propose à longueur de journée : se recentrer sur soi pour être plus authentique (en réalité : garder le nez coincé dans son nombril), c’est choyer, chouchouter, câliner son petit esprit mauvais ! Quelle force nous rendra capable d’évacuer cet air vicié ? Les actes de guérison de Jésus, semble nous dire Luc, apportent enfin un peu d’air frais…

Les promesses de malheur de la fin sont là pour nous dire tout ce que nous manquons quand nous consentons à un vide que nous croyons plein. Et c’est vrai dans tous les domaines, la liste qui clôt ces Béatitudes n’est pas exhaustive. Comment Jésus aurait-il commenté les chiffres affolants qui nous disent que plus de la moitié des richesses du monde sont concentrées dans les mains d’une centaine de personne ? Et que la pandémie aurait plutôt accentué le phénomène ? Aurait-il crié : « Esprit mauvais, sors de ce corps ! » ? Je ne saurais le dire, mais on aurait presque envie de filmer cette scène.

Jésus n’est pas en train de prédire l’avenir au futur de l’indicatif, il ne condamne pas non plus, à l’impératif, tel un juge avec son maillet. On serait plutôt ici dans une sorte de conditionnel qui sert à exprimer une hypothèse, un irréel qu’on aurait tout intérêt à prendre au sérieux. « Si tu saisissais cette force qui sort de moi et qui est là pour vous guérir tous, c’est alors que tu serais bienheureux ! »

Pas de coup de maillet, pas de souhait de malheur, mais une vraie invitation à sortir de nous-mêmes, c’est-à-dire expulser hors de nous ces tentations de replis qui nous font crever d’isolement. Deux ans à se considérer mutuellement comme des pestiférés potentiels n’ont pas arrangé cette tendance, il faut bien le dire ! Raison de plus : ne cédons pas.

L’espoir et l’attente qui émanent de ce texte nous rendent attentifs à ce que nous possédons vraiment : c’est lorsque Dieu vient habiter en nous (de la manière que Luc met en scène ici) que nous sommes vraiment capables de reconnaître les situations de manque. N’étant plus remplis de nous-mêmes et de notre propre vide, il ne nous reste qu’à laisser sortir de nous un peu de cette force qui guérit.

“Souffle, souffle, vent d’hiver ; tu n’es pas si cruel que l’ingratitude de l’homme.” écrivait Shakespeare.

Rassurons-nous : personne ne nous veut pauvres, tristes, en deuil ou persécutés. Les imprécations et les souhaits de malheur n’ont jamais réparé une espérance en panne, jamais ! Si Jésus laisse aussi sortir de lui le mot malheur, c’est pour mieux nous mettre dans cet « irréel à prendre au sérieux » : « Fais comme moi, souffle donc cet air frais vers les autres. Chaque fois que tu cesses d’accumuler pour te sentir vivre, tu deviens capable de vivifier quelqu’un d’autre. Quand tu souffles cet air-là, heureux es-tu ! »

 

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