Prédication du 10/10/21

Prédication par Didier Petit

Texte : Marc I 40-45

 

Marc 1, 40-45

Comment faut-il imaginer l’action de Dieu dans le monde ? Une force interstitielle et discrète, une lame de fond qu’on ne remarque pas ? Ou bien au contraire un ensemble de fulgurances qu’il nous appartient de détecter dans le flux des jours et des années ? C’est une question – une obsession même – qui doit atteindre chacun d’entre nous, à un moment ou un autre… Mais peut-être qu’il nous arrive aussi de penser que ceux qui pensent discerner la trajectoire de Dieu sont des prétentieux ou des privilégiés ! Il y a la France coupée en deux dans les bulletins météo, il y a aussi l’univers coupé en deux, entre les visionnaires et les cherchants aveugles ou myopes. Du moins, s’il faut vraiment entretenir ce type de raisonnements…

Jésus, de son côté, ne semble pas trouver formidable ce découpage un peu abrupt et radical. Pour lui, nos petits comptes d’apothicaires ne valent rien : la foi et les actes que nous faisons suivre ne nous permettent pas d’établir des classements, c’est-à-dire des choses qui nous rassurent à peu de frais sur nos charismes personnels. Le plus important semble être de se sentir interpelé par ce qui, constamment, oppose les hommes entre eux : leur injustice, leur lâcheté, etc. Interpelés, et non pas visionnaires. Mais l’art de discerner ce dont le monde a besoin n’est-il pas une autre forme de clairvoyance, une autre manière de voir plus loin ?

Voilà pourquoi Jésus choisit de faire irruption dans la vie de ce lépreux, un homme dont nous resterions soigneusement éloignés par toutes sortes de gestes barrières… Le véritable miracle, ici, n’est pas qu’un simple contact de la main suffise à rendre la santé à cet « intouchable », c’est plutôt que ce geste de proximité le ramène à la vie normale. Promis à une mort lente autant due à la maladie qu’à un bannissement irrémédiable, il fait son grand retour parmi les vivants ! Nos gestes simples, nos simples contacts avec ceux que personne ne considère, sont surtout une manière de les ramener à la vie. Même si nous avons le sentiment fréquent « de ne pas avoir fait de miracles » !

Il y a donc bien ici chez Marc la proposition d’emprunter un autre chemin dans notre vie face à Dieu : non pas dans la recherche de prodiges ou de miracles (seraient-ils à notre portée ?) mais de nous savoir embarqués dans une aventure où le caractère plus ou moins habitable du monde dépend en partie de nous. Et cette aventure est présentée comme un travail d’équipe. Quel est le rôle de Jésus, ici et en général, dans cette équipée ? Il est le témoin permanent, le rappel vivant que ce cheminement ne s’arrête jamais. Il suffit de retrouver ses paroles et ses gestes pour se sentir ramené à ce programme ambitieux, comme des Mages d’Orient qui suivent une Etoile : elle les conduit d’autant plus loin qu’elle n’est pas de chez eux. Il leur en a fallu des heures de route pour trouver d’autres lieux révélateurs ! Aurons-nous leur courage et leur ténacité ?

Si nous revenons à notre exemple, ce lépreux paraît décidément bien infréquentable. Mais s’il l’est, ce n’est pas parce qu’il paierait sa date à la société, après s’y être très mal conduit. Il n’est pas condamné à cause de ce qu’il nous aurait infligé, il subit une mesure d’éloignement à cause de ce que nous croyons savoir de lui. Il ne nous a rien fait de spécial mais nous ne voulons pas le garder près de nous, au cœur du foyer, là où tout le monde se réchauffe. Nous le gardons bien dans le même système solaire – faute de pouvoir l’envoyer plus loin – mais il est tenu de faire sa vie sur un petit astéroïde, caché derrière Pluton, où une petite laine est plus que nécessaire : il fait bien froid quand on est aussi loin du Soleil !

Marc rappelle l’essentiel en disant que cet homme a tout perdu, jusqu’à son humanité, puisqu’on ne le désigne plus que par sa pathologie. C’est un peu comme un chef de service qui demande à sa troupe d’internes sous-payés : « Alors, elle en est où l’appendicite de la chambre 112 ? » C’est très valorisant, n’est-ce pas, surtout si vous êtes allongé dans la chambre 112. Il ne vous reste plus qu’à espérer qu’on vous appellera tout de même par votre nom au moment où la porte s’ouvrira…

Cet homme reste un homme même s’il est lépreux, c’est son principal attribut, et on le traduit par un substantif. Nous devrions dire un homme atteint de la lèpre. Mais peu à peu, le substantif « homme » a disparu, et l’adjectif « lépreux » a pris sa place en devenant un substantif. Il n’est plus que cela. Le geste de Jésus lui rend tout simplement – mais c’est fondamental – la qualité d’homme que le regard des autres lui avait volée.

Mais il y a un autre miracle dans ce texte, plus précoce que le geste qui sauve. C’est l’attitude de cet homme qui décide de lui-même, sans invitation ni rendez-vous, de transgresser les règles de bannissement qu’on lui impose : il franchit le seuil, malgré le bracelet électronique attaché à sa cheville. Et évidemment, ça se met à sonner, c’est pour ça qu’il ameute tout le monde ! Il a eu assez de foi pour attirer l’attention de tous et dire à cette foule qui ne voulait pas de lui : « Rendez-moi ma qualité d’homme ! Vous m’avez privé de votre compagnie mais vous m’avez surtout éloigné du Dieu qui habite au milieu de vous. Ne vous en déplaise, c’est aussi le mien ! »

On est en droit de se demander si ce n’est pas le premier miracle qui permet le second, et non l’inverse ! L’interdiction de tout contact est en premier lieu bravée par cet homme malade, dans un premier mouvement auquel répond le geste de Jésus, avec un petit temps de retard. Un fois que Jésus a enfin rattrapé le temps perdu, il ne lui reste plus qu’à rendre aussi à cet homme ce Dieu dont on l’avait privé : « Vas te présenter aux prêtres ! » lui dit Jésus. C’est extraordinaire de subversion : les prêtres, gardiens du sacré, sont les derniers qu’on peut approcher et toucher quand on est atteint de la lèpre. On ne peut les approcher que quand on a respecté le protocole de purification prescrit par eux.

Vous voyez bien l’inversion qui a lieu ici : vivre devant Dieu n’est pas une rencontre rendue possible uniquement par le respect d’un protocole impeccable, mais plutôt l’acte de protestation tranquille, sans complexe, d’un homme qui en avait marre d’avoir froid en habitant loin de tout.

Le salut/guérison mis en récit par Marc est un mouvement qui trouve son énergie dans le besoin de ne pas être privé de l’essentiel. On peut évidemment protester en montrant de nombreuses références bibliques qui montrent que c’est Dieu qui a l’initiative plutôt que nous, elles sont nombreuses ! Mais Marc, sans contredire frontalement cette évidence, se contente ici de faire un zoom avant sur ce qui se passe chez nous lorsque nous comprenons cette chose essentielle.

Jésus ne s’intéresse pas au « qui fait quoi ? » dans cette affaire, il renverse seulement la statue d’un Dieu qui se trouverait au bout des « bonnes pratiques » et du respect des protocoles. Il lui préfère un Dieu qu’on ne rencontre qu’en revendiquant haut et fort son humanité, en rejetant tout ce qui nous en a privé.

Nous savons bien pourtant que les protocoles et les « bonnes pratiques » ont la vie dure puisqu’elles encombrent encore et toujours notre quotidien. Il me semble que ces moyens de nous rassurer à bon compte sont les artifices dont nous avons besoin pour nous rassurer. A propos de notre rapport à la vérité (c’est-à-dire notre rapport à l’essentiel), Nietzsche écrivait : « Nous ne désirons pas la vérité, nous ne voulons que la dose de vérité que nous sommes capables de supporter ! »

Ici, Marc nous met sur les traces d’une autre manière de vivre, plus audacieuse, bien éloignée des recettes à appliquer puisque notre vérité doit être poursuivie courageusement, comme une Etoile.

Didier Petit

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