Prédication du 05/09/21

Prédication par Didier Petit

Texte : Ecclésiaste I et II 1-11

Ecclésiaste 1, 1 à 2, 11

On imagine assez mal le Ministre de l’Éducation Nationale déclamer sur le plateau d’une émission politique, en pleine rentrée scolaire : «  Qui augmente le savoir augmente la douleur ! » Tout est possible, on peut tout imaginer, mais j’ai quand même un doute…

Et si une personnalité fortunée annonçait publiquement : «  J’ai amassé de l’argent et de l’or, je suis devenu quelqu’un de puissant, je ne me suis rien refusé, je ne me suis privé d’aucun plaisir [… ] mais tout cela n’est que fumée, autant courir après le vent !  », elle pourrait bien provoquer quelques réactions de colère et d’écoeurement !

Ce Sage repu et revenu de tout semble bien fatigué de la vie : pas de vision d’avenir, mais un regard désabusé sur un passé appelé à se reproduire indéfiniment ; pas de bouleversement digne d’intérêt ni de bifurcation à envisager, mais plutôt l’éternel retour d’un monde qui revient sinon à l’identique, du moins au très similaire…

Si l’importance du personnage est bien celle qu’on dit, puisque la tradition a longtemps attribué ce livre au roi Salomon – modèle de richesse, de puissance et de sagesse – on reste surpris que le bilan d’une vie aussi trépidante (et aussi gâtée, il faut bien le dire) se résume à presque rien et débouche sur l’affirmation entêtante de l’inconsistance de tout.

Nous savons que l’Ecclésiaste (Qohélet) n’est pas le roi Salomon qui a vécu au 10 e siècle avant JC, mais plutôt un sage du 3 e siècle avant JC imprégné de culture grecque, en particulier de stoïcisme. L’Ecclésiaste est donc contemporain de la naissance de ce mouvement philosophique, la sérénité et la distance de son propos en témoignent.

Rappelons que, pour le stoïcisme, la vie humaine consiste à accepter le moment tel qu’il se présente, à ne pas se laisser contrôler par le désir du plaisir ni la peur de la douleur, à utiliser son esprit pour comprendre le monde, à œuvrer avec les autres et à les traiter de manière juste et équitable. On retrouve donc bien cette tonalité dans l’ensemble du livre de l’Ecclésiaste, avec quelques différences importantes, c’est vrai, notamment au moment de la conclusion du livre où il est question de «  respecter Dieu en répondant à ses exigences, car l’être humain ne peut rien faire de plus.  » La mention d’un Dieu dont il faut observer les lois est plus hébraïque que grecque, surtout si c’est un Dieu unique, manière de voir plus asiatique qu’européenne.

Dans le passage qui nous occupe aujourd’hui, de quoi est-il question et que pouvons-nous en faire ? C’est un long passage en revue de tout ce que la vie peut apporter de bon, d’agréable ou d’intéressant. Et rien ne résiste à cet audit impitoyable : un véritable jeu de massacre !

Le premier chapitre assène l’inutilité de toutes choses et en particulier le caractère éphémère de toute réalité humaine : nous sommes perdus dans le cycle infini du renouvellement permanent des choses. En conséquence, rien de neuf ne peut exister ! C’est à peu près l’inverse de ce que nous avons l’habitude de penser. Combien passons-nous de temps à essayer de nous situer dans un univers trop grand pour nous ? C’est une véritable obsession pour nous d’affirmer que coûte que nous ne sommes pas « perdus dans le milieu des choses », comme l’écrivait Pascal. L’Ecclésiaste n’a pas ce genre d’angoisse, apparemment…

Si nous y réfléchissons bien, c’est toute notre manière de penser qui est renvoyée à une forme de ridicule, à son insignifiance. L’art de vivre avide de nouveauté privilégié dans notre partie du monde est centré sur une croyance apparemment indéracinable : ce qui vient en dernier est forcément supérieur à ce qui précède, nous sommes lancés sur une pente forcément ascendante vers le bien suprême. Et même si certains, un peu moins naïfs, sont prêts à accepter que des formes de régression puissent intervenir ça et là, la nouveauté reste une vraie possibilité.

La nouveauté dont il est question n’a rien à voir avec les bidules, les trucs et les machins que nous inventons à longueur de siècles pour nous faciliter la vie, et qui nous donnent parfois l’impression d’être trop assistés et, finalement , relégués à la périphérie par nos propres produits industriels. Fabriquer des machines intelligentes nous rend parfois assez bêtes et très incompétents. Mais comme nous ne pouvons pas nous en passer, il faut comme on dit « faire avec » en évitant la zombification qui nous guette. C’est déjà un enjeu important !

Mais notre texte nous parle d’autre chose. La nouveauté dont il est question concerne ce que nous sommes « à l’intérieur ». L’Ecclésiaste met toute son expérience au service de ce constat : de ce côté-là, rien ne bouge ! Ce qui est nié ici sans ménagement, c’est qu’un quelconque changement ait pu intervenir depuis que l’homme se regarde fonctionner et essaie, péniblement, de fabriquer des sociétés relativement stables. L’histoire humaine est riche en péripéties, toutes plus tragiques les unes que les autres, et pourtant, dès que nous sommes « mis au monde » (au sens fort du terme), il faut tout recommencer. De ce côté-là, il n’y a vraiment rien de nouveau sous le soleil.

La suite du texte, d’ailleurs, est tout aussi implacable. Loin de fuir le monde après avoir conclu à la vanité de tout, le Sage nous dit qu’il a pourtant fait tout ce qu’il a pu pour s’intéresser à ce qui se passait autour de lui. Et la tentation d’intervenir avec les moyens d’un puissant monarque a bien dû lui apporter quelques beaux succès… Il n’empêche, sa conclusion claque comme une gifle : ce qui est tordu ne peut pas être redressé ! On s’agite, on se démène, on milite, on défile, on bosse en « mode projet » avec rétroplanning et évaluation à mi-parcours, on récite pieusement des mantras comme « l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt », etc. Pour des prunes ! Là encore, notre activité comme notre activisme produisent bien quelques perturbations, quelques changements, et aussi quelques beaux succès : ne boudons pas notre plaisir. Mais pour ce qui est de notre petite nature, le « tordu impossible à redresser » revient invariablement. Dès qu’un nourrisson apparaît, il faut tout recommencer.

Y aurait-il alors une sortie honorable du côté de la sagesse acquise ? Après tout, si le sonnant et trébuchant fait rarement ressortir ce qu’il y a de meilleur chez nous, il y a peut-être un peu de noblesse dans notre entêtement à nous cultiver… Pas du tout, d’après le Sage ! Les connaissances (au pluriel) sont, il est vrai, sous le signe de l’utile et de l’exploitable ; quant à la connaissance (au singulier), elle apparaît souvent comme un luxe qu’une toute petite minorité ambitionne. Ici, le Sage ne dénigre pas le savoir en tant que tel, le Ministre de l’Éducation Nationale n’aura donc pas de déclaration fracassante à faire. Mais au bout du compte, et dans le meilleur des cas, une connaissance toujours plus grande sur nous-mêmes nous donne surtout une plus grande lucidité. Et malheureusement pour nous, cette dernière acquisition se fait au prix de notre insouciance et de notre tranquillité d’esprit : quand on sait, on ne peut plus faire comme si on ne savait pas. Et il nous arrive souvent de le regretter.

Pour finir, pourquoi ne pas nous réfugier alors dans les différents plaisirs de l’existence, le rire, la joie, l’ivresse, les grandes réalisations qui nous font espérer un passage à la postérité, ou bien encore l’aisance matérielle ? Pas de porte de sortie de ce côté-là, non plus ! Ces choses bien éphémères dont nous espérons un prolongement, un rehaussement, ne font que nous ramener implacablement à notre petitesse. Alors, les plaisirs de la vie : inutiles ou coupables ? Non, mais nous sommes avertis qu’il ne faut pas aller y chercher la clef de toute chose, le sens de la vie.

Albert Camus écrivait : «  De toutes les écoles de la patience et de la lucidité, la création est la plus efficace. Elle est aussi le témoignage bouleversant de la seule dignité de l’homme : la révolte tenace contre sa condition, la persévérance dans un effort tenu pour stérile.  » Ces lignes viennent du Mythe de Sisyphe, grand spécialiste des efforts sans cesse recommencés… Si l’Ecclésiaste nous apprend quelque chose, ce n’est pas la fuite hors du monde, mais plutôt l’usage prudent du monde : oeuvrer avec les autres et les traiter de manière juste et équitable », sans essayer de viser plus haut. Mais moins par cynisme que par lucidité.

Didier Petit

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