Prédication du 09/05/2021

Prédication par Didier Petit

Texte : Jean VI 51-58

 

Jean 6, 51-58

Si nous devions définir ce que serait l’aliment de base aujourd’hui, que choisirions-nous ? Peut-être pas le pain. Ni un autre aliment, à vrai dire. Nous préférerions certainement prendre les choses par un autre bout : définir une somme d’argent minimale en dessous de laquelle il est franchement impossible de vivre, et même de survivre. On entendrait alors parler de minima sociaux, de revenu d’autonomie ou d’insertion, etc. Mais d’une manière ou d’une autre, on évoquerait forcément le minimum de moyens permettant de s’acheter un morceau de pain… Et l’on répondrait peut-être, d’une certaine manière à la question posée.

Mais on ne vit pas de pain seulement, vous le savez bien. En plus du pain, il faut bien d’autres choses pour vivre normalement : emploi, logement, véhicule, accès à une certain culture, à des technologies qui vous relient aux autres… Les standards, les minima ont bien évolué : à l’époque où a été produit le texte que nous relisons, on estimait cette base, ce minimum, avec une certaine quantité de pain par personne. Tout simplement !

En quelques siècles, nous sommes passés d’une quantité de nourriture vitale à un simple symbole. Pour faire vite, le pain d’il y a quelques siècles était cet aliment irremplaçable dont la quantité plus ou moins disponible agissait directement sur votre espérance de vie : il était ce que vous pouviez ce jour-là mettre au milieu de votre assiette. Aujourd’hui, le pain est un ornement, un accompagnement qui a quitté le centre de l’assiette pour s’installer discrètement à côté d’elle, probablement parce que, entretemps, on a trouvé plus et mieux pour se nourrir et s’assurer un peu plus qu’une survie. Il y a des exceptions, évidemment, puisque tout le monde n’est pas aussi bien nourri. Les étudiants que nous recevons tous les samedis ne reçoivent pas que du pain, bien entendu, mais ils font partie hélas de ceux qui comptent chaque jour la quantité disponible, la ration. Ils doivent, en ce moment, jongler entre l’envie d’avoir une tête bien pleine et la crainte d’avoir le ventre vide. Cruel dilemme !

Au moment où Jésus évoque le pain, le mot prend bien le sens de l’essentiel dont on ne saurait manquer, bien loin de nos définitions actuelles de niveau de vie ou de pouvoir d’achat. L’association du pain et de la vie montre bien que la seconde dépend étroitement du premier. En s’identifiant à cette chose essentielle dont on ne saurait manquer, Jésus montre qu’il s’associe à la nécessité vitale de chacun de nous. Notre manière de voir les choses, si elle est certainement capable d’associer le pain à la vie (et non pas seulement à la survie), se dépêche souvent de spiritualiser à fond la gomme pour associer ce pain au corps du Christ, une réalité sacramentelle, symbolique. Et c’est vrai, d’un certain côté. Mais ce pain perd, du même coup, une bonne part de sa nécessité vitale pour devenir le pain minimaliste et assez peu nourrissant que nous partageons. Serions-nous d’autant plus sensibles au symbolisme des choses que nous avons le ventre plein ? C’est plutôt que ce repas si particulier semble réservé à ceux qui peuvent en comprendre le sens et la portée, un peu comme un aliment qu’on mange volontiers parce qu’on sait qu’on le digère bien !

Et pourtant… Ne passe-t-on pas à côté de ce que Jésus voulait en faire : le symbole même de la vie destinée à tous, immédiatement disponible ? C’est justement ce qui fait de notre repas symbolique commun tout autre chose qu’un rite pour initiés. Curieuse idée que Jésus essaie de nous exposer ici : Dieu est aussi simple à approcher qu’un petit morceau de pain et sa présence aussi nécessaire à la vie que cet aliment de base.

Mais le fait d’avoir quelque chose dans son assiette rappelle aussi que nous sommes appelés à la reconnaissance. Le parallèle entre l’alimentaire et le spirituel fonctionne très bien : nous pensons fréquemment que nous sommes nous-mêmes producteurs de notre propre nourriture spirituelle, que nous n’avons besoin de rien ni de personne. Le repas que nous partagerons encore tout à l’heure n’est-il pas là, justement, pour nous rappeler que nous ne nous suffisons pas à nous-mêmes ?

Il est, en effet une bonne occasion de réfléchir à la manière dont nous vivons, à la spiritualité que nous voulons vivre. Une courte inspection de ce qui se vend dans le supermarché du religieux en ce moment nous renseigne assez vite sur les goûts des consommateurs : le sentimentalisme de masse, l’entre-soi tribal pour se sentir bien au chaud et un besoin irrépressible de calmer ses angoisses identitaires par tous les moyens !

Le mouvement qui va du pain à la vie n’est pas seulement digestif, évidemment. Il décrit surtout un mouvement qui nous interroge sur la manière dont nous imaginons l’action de Dieu, les lieux où nous aimerions qu’il soit, ceux qu’il semble avoir désertés, les changements que nous espérons et dont nous nous sentons pourtant incapables. Bref, notre nourriture humaine nous renvoie souvent à notre manière humaine trop humaine de cherche où Dieu peut bien se cacher. Certains, vous le savez, ont même imaginé qu’il se cachait, justement, dans le morceau de pain. C’était, bien sûr, une manière de se rassurer en l’enfermant dans un lieu où on pouvait le surveiller, comme un enfant dont on espère qu’il ne fera pas trop de bêtises. Mais le mouvement qui va du pain à la vie est aussi un mouvement moins superficiel, plus profond et plus fructueux : le divin est appelé à agir en nous comme un aliment qui reconstitue nos forces, nous anime et nous envoie là où nous sommes attendus. Le Dieu de Jésus est celui qu’on emporte avec soi, non pas comme un objet qu’on met dans sa poche, mais comme une part d’énergie qui fait vivre et qu’il faut fréquemment reconstituer. Dès lors, plus besoin de nous demander avec angoisse où il peut bien se cacher, puisqu’il est là où nous sommes.

Notre repas commun nous rappelle constamment qu’en mangeant et en buvant ces aliments simples, nous nous incorporons au sens fort du terme une part de vie qui nous est nécessaire. Et ayant incorporé cette ration de vie (et non de simple survie), nous sommes capables d’incarner quelque chose de ce Dieu accessible. Et ce quelque chose n’est pas uniquement une liste de tâches, une feuille de route ou un programme pour bûcheurs acharnés, c’est aussi la simple joie de vivre et de se sentir revitalisé, reconstitué, restauré. On restaure quelque chose ou quelqu’un (un être humain ou un tableau) lorsqu’on lui rend ses forces, ses couleurs d’origine et son aspect, lorsqu’on lui rend quelque chose qui s’est abîmé ou qu’il a perdu.

Le pain de vie est le lieu de rendez-vous où chacun reprend contact avec les pulsions de vie qui l’animent, celles qui sont bien identifiées et celles qui attendent, cachées quelque part, d’être révélées, mises au jour.

Au début de la Genèse, Adam entend un Dieu consterné lui dire : « Désormais, tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ! » Dans le texte d’aujourd’hui, le pain de vie semble simplement donné gratuitement, non pour nous tuer à la tâche mais pour restaurer notre vie entière ! Paradoxe ? Pas forcément. Disons plutôt que la boucle et bouclée. La manne dans le désert, déjà, devait simplement être ramassée, une simple cueillette. Comme si la dureté bien réelle de la vie était compensée par le travail de ceux qui peuvent se restaurer et aider les autres à se reconstituer. Economie simple où ceux qui ont beaucoup ramassé n’ont rien de trop, et ceux ont peu ramassé ne manquent de rien.

L’écrivain ougandais Moses Isegawa écrivait : «  Le monde extérieur est impitoyable, pourtant, sous les montagnes de paille, sont enfouis des grains précieux pour la confection du pain de la vie. »

Vous pensiez peut-être venir dans un temple, en fin de compte vous êtes aussi dans une boulangerie !

Didier Petit

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