Prédication du 01/11/2020
Prédication par Didier Petit
Texte : Ésaïe L 1-11
Esaïe 50, 1-11
Nous sommes dans le livre du prophète Esaïe, en particulier dans la seconde partie de ce grand livre, le Deutéro-Esaïe ou deuxième Esaïe. Ces chapitres 40 à 55 se situent vers le milieu du 6e siècle avant Jésus-Christ, au moment de la déchéance de l’empire babylonien, bientôt remplacé comme grande puissance régionale par l’empire perse. C’est justement ce changement politique majeur qui va mettre fin à l’Exil du peuple d’Israël et lui permettre de sortir de Babylone comme il était, autrefois, sorti d’Egypte.
Si nous revenons aux trois premiers versets, c’est le Seigneur Dieu qui parle. Il s’adresse à son peuple en lui adressant deux questions un peu étranges. Et puis, n’attendant manifestement pas les réponses, il répond lui-même. Quand on fait les questions et les réponses, ce n’est plus la peine de poser les questions, n’est-ce pas ? A moins que ce soit ça, précisément, être Seigneur Dieu : poser les questions et y répondre soi-même ? Pas sûr…
En réalité, il faut examiner les questions elles-mêmes. La première est : « Où est donc la lettre de divorce par laquelle j’aurais renvoyé votre mère ? » On se croirait dans ce passage de l’Evangile de Matthieu où Jésus parle de répudiation : une histoire de paperasse et de dureté de cœur, si j’ai bonne mémoire. C’est vrai qu’il y a toujours un règlement pour administrer la dureté de cœur… Deutéronome 24 était prévu pour ça. Seulement voilà : Dieu n’a jamais envoyé une telle lettre de divorce à Sion, il s’est simplement détourné d’elle en raison de ses reniements, de ses compromissions. Une petite lettre de rien du tout aurait suffi… et pourtant, elle n’a jamais été écrite. Ne pas vouloir renier ses promesses alors même qu’on a toutes les raisons de le faire, c’est plutôt ça, être Seigneur Dieu !
La seconde question est : « Quel est celui de mes créanciers à qui je vous aurais vendus ? » Dans ce temps-là, c’était possible de prendre pour esclaves les enfants d’un débiteur insolvable. On en retrouve la trace en 2 Rois 4 par exemple, au moment où une veuve désespérée vient implorer le prophète Elisée qui accomplit alors le miracle de l’huile, afin qu’elle ne soit pas contrainte de vendre ses deux fils comme esclaves. Jésus lui-même raconte la parabole du débiteur impitoyable en Matthieu 18, un homme endetté et désespéré qui est menacé de devoir vendre sa femme et ses enfants pour rembourser sa dette : les auditeurs de Jésus semblent comprendre sans difficulté… Mais est-ce que Dieu pourrait devoir quelque chose à quelqu’un ? Probablement pas ! C’est plutôt son peuple qui s’est « vendu » par ses propres péchés. Le Dieu qui ne doit rien à personne sera bientôt prêt à « payer de sa personne » (c’est le cas de le dire !) pour que son peuple n’ait pas l’esclavage comme unique destin. C’est cela, très exactement, être Seigneur Dieu.
La captivité à Babylone qui tient lieu de châtiment pour cause d’idolâtrie, est évoquée plusieurs fois, mais elle n’est pas du tout le thème central de ce passage. Elle serait plutôt celui des chapitres 40 à 48. Le sujet des chapitres 49 à 55 est le rejet du Messie, et c’est ce que nous rencontrons dans la suite du texte, à partir du verset 2.
« Comment ! Je suis venu, et personne… J’ai appelé, et personne n’a répondu ? Est-ce que ma main serait courte, trop courte pour affranchir ? Est-ce que je ne disposerais d’aucune énergie pour délivrer ? Ces questions renvoient, évidemment, à l’attachement de Dieu à son peuple, mais aussi, plus généralement, à la question de notre capacité à recevoir la (ou une) vérité sur nous-mêmes. Il est intéressant de voir dans ces versets une sorte de motif : voici comment l’être humain réagit à un rayon de lumière qui fend son obscurité. On pense évidemment au prologue de l’Evangile de Jean mais aussi à ce que Jésus dit aux enfants de Jérusalem en Matthieu 23 : « Vous ne l’avez pas voulu ».
Et pourtant, il n’y aura pas de lettre de répudiation, pas plus que de dette à rembourser. Simplement, une main perpétuellement tendue : c’est ainsi qu’agit un Dieu qui parle et qui tient parole. Bientôt, c’est le Serviteur qui va prendre la parole, à partir du verset 4.
Dans notre chapitre 50, les versets 4 à 9 forment ce qu’on appelle le troisième chant du Serviteur. Il est très tentant de rapprocher ce Serviteur (surtout le Serviteur souffrant) de la personne de Jésus. On se souvient des versets suivants : « En fait, ce sont nos souffrances qu’il a portées, ce sont nos douleurs qu’il a supportées… Brutalisé, il n’ouvre pas la bouche, comme un agneau traîné à l’abattoir, comme une brebis devant ceux qui la tondent : elle est muette ; lui n’ouvre pas la bouche… Il s’est dépouillé lui-même jusqu’à la mort… pour les pécheurs, il vient s’interposer, etc. » C’est très tentant mais il est important de ne pas trop se précipiter : il s’agit en fait d’une interprétation qui, peut-être, nous arrange.
Si le « tout christologique » est sûrement excessif, de qui est-il question, alors ? Mais de nous, bien entendu ! L’auteur nous fait part d’une expérience fondatrice extrêmement forte entre le Serviteur et le Seigneur Dieu, comparable à celle qui unit le disciple et le maître, donc une forme privilégiée de transmission d’une connaissance ou d’un héritage. Mais le Serviteur est sûrement un peu plus qu’un simple élève ; ce qui est transmis, c’est la mission qui attend le Serviteur : apporter de l’aide aux affaiblis par le moyen de la parole.
Esaïe pense évidemment aux Juifs exilés loin de chez eux, en tout premier lieu, il est chargé de leur rendre l’espérance. Excusez du peu… Ce Serviteur est peut-être celui ou celle qui se sent au service du Seigneur Dieu, et qui ne veut pas se dérober à la souffrance et à la persécution mais reste convaincu que la seule chose à faire est de rendre l’espérance à ceux qui l’ont perdue. Cette interprétation a un énorme avantage : elle nous permet de nous approprier une promesse et un héritage en même temps qu’une mission, sans rester figés dans la commémoration d’un passé glorieux. Pour nous comme pour les Juifs du 6e siècle avant Jésus-Christ, c’est d’avenir qu’il est question.
Nous prenons conscience que les prophètes n’ont pas fait qu’annoncer un avenir lointain ; ils ont surtout pris la parole pour (et parfois contre) leurs contemporains. C’est tout l’enjeu pour nous aujourd’hui d’arriver à trouver une oreille et une langue de disciple comme le dit bien notre texte, pour parler (ou reparler) de confiance, de justice, de réconciliation, de l’audace nécessaire à l’invention d’un monde vivable.
Nous voyons ici le moyen par lequel le Serviteur a reçu son enseignement, sa mission. Tôt le matin, lorsque le jour, avec toutes ses potentialités et tous ses défis, son oreille était éveillée. En plein accord avec ce passage d’Ésaïe, nous lisons dans Marc, qui présente Jésus comme le vrai Serviteur : « S’étant levé sur le matin, longtemps avant le jour, il sortit et s’en alla dans un lieu désert ; et il priait là » (Marc 1:35). Jésus tendait l’oreille matin après matin pour écouter…
Le Serviteur peut donc prendre des sens bien différents et c’est tant mieux ! Il peut s’agir du peuple d’Israël dans son ensemble, d’un individu ou d’un petit groupe. Mais qu’il s’agisse d’un collectif, d’un petit nombre ou d’un individu, ce chant est toujours capable de mobiliser nos églises et les serviteurs que nous essayons d’être au quotidien. Car le Serviteur est peut-être une question de personnage et de quantité, mais il est surtout comme dans toute littérature prophétique, une question d’accomplissement partiel et toujours à venir.
Il y a dans ce texte du chant du Serviteur l’oreille ouverte et la parole adressée à ceux qui veulent bien écouter ; une attention de tous les instants pour tous les bruits du monde, du bruissement jusqu’au vacarme, et une volonté d’avoir du répondant. Mais il y a aussi une violence à affronter, à ne pas fuir. Nous ne risquons certainement pas un départ en exil ou une forme manifeste et « frontale » d’esclavage ; et pourtant, la violence ne manque pas ! Derrière elle, il y a toute notre incertitude à pouvoir faire société au milieu des cris de guerre et des incendies mal éteints.
Le Seigneur Dieu, chez Esaïe, ne faisait pas les questions et les réponses. Le serviteur que nous tâcherons d’être saura nouer des conversations, tant qu’elles sont possibles…
Le Seigneur Dieu savait tenir ses promesses, et maintenir coûte que coûte ses propositions. Le serviteur fera tout pour garder le cap, même s’il navigue à vue…
Le Seigneur Dieu était prêt à tout pour que son peuple ne soit pas condamné à l’esclavage. Le serviteur cherchera les moyens de combattre avec ses faibles moyens la déglingue inquiétante de son petit monde en morceaux. Après tout, les décombres sont aussi les matières premières d’une future construction !
Nous avons du pain sur la planche. Et même, de la brioche…
Didier Petit