Prédication du 27/09/2020
Prédication par Didier Petit
Textes : Exode XXIV 3-8, Hébreux IX 11-15, Marc XIV 12-25
Marc 14, 10-25
Dans ce passage de l’Évangile de Marc, il est question de fête. Tout le monde est affairé, les préparatifs vont bon train, tout à l’air de se passer normalement. Pour les disciples comme pour nous aujourd’hui, la fête qui se prépare activement est, en principe, celle d’une communauté heureuse de se retrouver.
Pourtant, si nous comparons les deux circonstances, nous devons bien admettre que ces deux fêtes n’ont vraiment pas la même tonalité. De leur côté, les disciples vont fêter la Pâque avec Jésus pour la dernière fois. De notre côté, nous nous retrouvons pour entourer nos confirmands au moment où ils choisissent de poursuivre autrement leur parcours à nos côtés. La situation est tout de même infiniment plus simple pour nous puisque nous n’envisageons aucune séparation définitive ; au contraire, il est question d’un nouveau départ.
Dans le texte de Marc tout un ensemble de choses s’acharnent à gâcher ce qui devrait être la commémoration joyeuse de la sortie d’Égypte, la fin de l’esclavage et la liberté retrouvée.
Premier élément attristant : Judas vient de consulter les autorités religieuses pour négocier avec eux le meilleur moyen de mettre la main sur Jésus. Les principaux sacrificateurs en rêvent depuis un bon moment déjà, mais comme ce Rabbi dissident plaît énormément aux foules, la peur de finir eux-mêmes lynchés par la populace est encore plus forte que l’envie de faire disparaître ce gêneur. Et voilà que Judas leur apporte, en quelque sorte, la tête de Jésus sur un plateau.
Deuxième élément attristant : Jésus insiste en faisant bien comprendre que cette Pâque est la dernière, qu’il doit aller jusqu’au bout comme il l’a annoncé à de nombreuses reprises, et que celui qui doit précipiter cette fin tragique ne vient pas de l’extérieur mais du petit cercle des intimes, de ceux avec qui Jésus partage le pain et le plat dans lequel on trempe ce pain.
Judas et Jésus : un duo de choc pour casser l’ambiance… Pour les disciples, on voit mal comment cette fête pourrait ne pas être gâchée, mais pour nous ? Je crois que, tout au contraire, c’est grâce à ces deux éléments « attristants » que nous trouvons du sens à la fête qui nous réunit aujourd’hui, que nous trouvons également du sens à ce qui nous réunit lorsque nous partageons le pain et le vin comme nous le ferons tout à l’heure.
Revenons un peu à Judas. La tradition chrétienne ne lui fait pas la part belle, c’est le moins qu’on puisse dire ! Il est passé à la postérité avec une odeur de soufre et une pancarte de traître accrochée au cou. Pas étonnant qu’on ne trouve pas de rues, d’avenues, de squares, de salles de spectacles ou d’écoles maternelles qui portent son nom… Mais est-ce si sûr qu’il est un traître, un lâche et un vendu ? Beaucoup de choses nous y poussent, sans doute. Il y a le poids de la tradition, les sous-titres de nos bibles qui parlent invariablement de « la trahison de Judas » alors que les sous-titres ne font évidemment pas partie du texte. Il y a aussi des expressions comme « le baiser de Judas » qui ne laissent pas l’impression d’une sincère et franche poignée de main. L’Évangile de Matthieu et le livre des Actes nous parlent de ses remords au point qu’il finit par se suicider mais de deux manières totalement différentes ! Pendu ou éventré, peu importe, tout cela finit assez mal …
En réalité, une trahison assortie d’une claire volonté de comploter contre Jésus n’est pas si évidente que cela. Le mot employé traduit par « livrer » est un verbe grec qui renvoie peut-être à l’idée de trahison mais aussi à celle de transmission ou de don. Si c’est le don ou la transmission qui expliquent le mieux le sens de ce passage assez troublant (c’est une hypothèse), alors le rôle de Judas doit être envisagé d’une manière nouvelle.
S’il s’agit ici de transmission ou de don, la tonalité est très différente. Et surtout, le tour de table un peu confus et gêné où les disciples disent à tour de rôle « Seigneur, est-ce moi ? » n’est plus du tout un moyen de démasquer une taupe infiltrée dans le groupe. C’est plutôt un tour de table permettant à un volontaire de se désigner pour une mission difficile, voire pénible. Nous allons donc d’une trahison subie à une désignation consciente et assumée. Ce n’est pas la même chose, n’est-ce pas ?
Or, si Judas est davantage un transmetteur qu’un traître, il est le premier à comprendre ce qu’il faut faire pour que le Maître meure et ressuscite, il est le premier à faire ce qu’il faut pour que Jésus passe à la postérité, il fait ce qu’il faut pour que Jésus ne soit pas un rabbi de plus, fondateur d’une petite école sans lendemain. Sans Judas, la pierre du tombeau serait peut-être trop lourde, les disciples n’attendraient rien ni personne au fond de leur Galilée, les pèlerins d’Emmaüs continueraient indéfiniment à fuir et ne rebrousseraient pas chemin.
Judas et Jésus forment vraiment un duo de choc : le premier est la courroie de transmission du second. Au moment de l’annonce de la mort de Jésus, dans les moments qui suivent son arrestation, dans le reniement de Pierre ou dans l’incrédulité des disciples face aux récits des premiers témoins de la résurrection, le souffle sera comme coupé, le courant ne passera plus. Mais, de façon très étrange et très paradoxale sans doute, c’est en partie grâce au « sale boulot » de Judas que nous pouvons tous aujourd’hui reprendre notre souffle.
C’est sans doute pour cette même raison que nous pouvons avec espérance partager le pain et le vin, puisque nous y rencontrons celui qui a marché un jour sur nos routes. Nous ne le retrouvons pas en personne, comme ses disciples l’ont connu, mais nous retrouvons sa parole que rien n’arrête, nous reprenons contact à chaque fois avec ce qui fait le cœur de notre mission : l’écoute et l’annonce de l’Évangile.
La Cène que nous allons partager est vraiment le signe de ce sacrifice consenti, de cette volonté de Jésus d’aller jusqu’au bout pour que sa parole reste audible après lui. Au moment où nous participons au repas du Seigneur, nous réaffirmons notre mission qui est d’être à son service par la parole et le geste. Et il s’agit bien, ici aussi, de transmission !
Les premiers disciples se sont appliqués à livrer Jésus au monde, dans le sens où ils ont été les instruments du Maître ; ils lui ont permis de faire don de sa personne et de sa parole. Disciples d’aujourd’hui, nous devons continuer à délivrer son message, à en faire don au monde, c’est ce qui nous lie à Jésus dans cette longue chaîne ininterrompue d’une parole sans fin. Et c’est dans le partage du pain et du vin que nous en témoignons de la manière la plus simple et la plus efficace.
Participer à ce repas, c’est aussi reconstituer à chaque fois le petit échantillon de peuple chrétien que nous sommes ici. Par ce repas, nous renouons avec notre vocation de vivre comme il nous l’a enseigné. Par ce repas, nous prenons en charge notre part de la mission qu’il a confiée autrefois à ses disciples. Par ce repas, nous sommes autre chose et plus que lorsque nous sommes séparés les uns des autres : des disciples, des transmetteurs de la parole.
Notre texte d’aujourd’hui est bizarrement encadré par les obscures tractations de Judas et l’annonce du triple reniement de Pierre. Mais entre les deux personnages, lequel des deux est le plus traître ? Nous pourrions en discuter assez longuement… Judas est le premier à comprendre la nécessité pour Jésus d’aller jusqu’au bout, conformément à ce que le Maître avait lui-même annoncé, afin que la parole se transmette. Pierre est le premier à trébucher, jusqu’à en pleurer amèrement parce qu’il a refusé d’assumer ce rôle difficile de passeur de parole. Mais ses larmes sècheront et il aura bientôt beaucoup de choses à dire.
Si un jour, par le plus grand des hasards, vous tombez sur une avenue ou un boulevard Judas Iscariot, vous repenserez à tout cela et vous vous direz sûrement : « Merci Judas, ça valait vraiment la peine de casser l’ambiance ! »
Didier Petit