Prédication du 19/07/2020

Prédication par Didier Petit
Genèse 22, 1-19
Difficile de faire l’inventaire de toutes les questions qui viennent à l’esprit après la lecture de ce texte. L’histoire est choquante, chaque ligne nous met en porte-à-faux avec la « morale commune ». Comment un dieu juste et aimant peut-il trahir sa promesse d’accorder à Abraham une descendance en lui demandant de sacrifier son fils unique ? Comment le père peut-il accepter d’attacher son fils sur un autel pour satisfaire le caprice d’un dieu cruel ? Comment ce fils peut-il se laisser attacher sans protester ? Comment la mère peut-elle laisser partir, le matin, ce père et ce fils en sachant quelle fin funeste attend son garçon ? À quoi pense-t-elle en voyant s’en aller cette caravane sinistre ?
Vous imaginez bien que cette histoire a fait couler beaucoup d’encre, chez nos amis Juifs tout d’abord, où les personnages ont inspiré une littérature d’exégèse très abondante, chez les théologiens chrétiens également qui, pendant des siècles, ont essayé de comprendre ce récit hors du commun en tentant toutes les explications possibles.
Nous savons un certain nombre de choses. Il est plus que probable que ce soit l’un des témoignages les plus clairs de l’évolution des idées religieuses dans l’Israël ancien : les sacrifices humains ont eu longtemps cours dans les religions primitives, ils n’ont disparu que progressivement au cours du temps. L’épisode de la « Ligature d’Isaac » que nous venons de lire, ou la fête musulmane de l’Aïd el-kebir sont des témoignages de cette évolution, la fin des sacrifices d’enfants dans les religions abrahamiques.
Mais si les religions plus anciennes ont pratiqué ces sacrifices, quelles en sont les raisons et quels bénéfices pensait-on retirer de cela ? Des spécialistes, historiens des religions et anthropologues, pensent que la fonction du sacrifice est de consolider la cohésion d’un groupe ou d’une société en évacuant la violence interne par le sacrifice, à travers un rituel magico-religieux. Le sacrifice représente une cruauté « raisonnable » : c’est la seule violence autorisée et elle est exercée par un clergé qui a le monopole de la violence légitime. C’est une violence minimale et acceptée parce qu’officielle. Ces choses peuvent nous paraître étranges, mais si nous y réfléchissons un instant, il nous faut bien reconnaître que notre société qui ne pratique plus le sacrifice d’enfants n’a pas pour autant réussi à faire disparaître sa propre violence, pas plus que la cruauté, d’ailleurs.
Et le christianisme, dans tout ça ? Nos théologiens ont très tôt envisagé le sacrifice d’Isaac comme une préfiguration du sacrifice de Jésus sur la Croix. Le rapprochement est tentant : il s’agit dans les deux cas d’un fils unique et le sacrifice est supposé installer ou restaurer une relation de confiance entre l’homme et Dieu. Pourtant, cette réapparition du sacrifice choque énormément. Si l’épisode de la ligature d’Isaac a pour but essentiel de nous dire : « Les sacrifices humains, c’est terminé ! », comment expliquer ce retour inattendu d’un sacrifice dans le Nouveau Testament ? Et si ce sacrifice est, comme l’affirme par exemple René Girard, l’ultime sacrifice qui rend inutile toute violence religieuse ultérieure, comment expliquer que notre texte du jour qui figure dans toutes les éditions chrétiennes de la Bible n’ait pas été jugé suffisant ? Fallait-il une « piqûre de rappel » ?
Cette question du sacrifice est cruciale, si je puis me permettre. Elle nous contraint à nous demander comment nous comprenons les textes centraux du Nouveau Testament, ceux de la Passion en particulier. Mais nous envisagerons cette question une autre fois, au hasard le prochain dimanche de Pâques…
Si nous revenons à notre texte, c’est pour essayer de le comprendre en lui-même, tel qu’il est et indépendamment de toute « postérité ». Entre Dieu, Abraham, et Isaac, lequel de ses personnages rend le texte si difficile à comprendre ?
Abraham représente au début de l’histoire le type de religion dont je parlais tout à l’heure. Et le Dieu du début lui correspond très bien : le second ordonne, le premier obéit, il n’y a ni contestation ni conflit. « On me demande de sacrifier mon fils, je vais le faire ! » Du côté de Dieu, ce n’est pas plus brillant : à quoi rime cet examen d’obéissance imposé à Abraham ? N’y avait-il pas d’autre manière d’obtenir sa fidélité ? En laissant vivre ce fils qui représente une promesse de descendance ?
La fin du texte est tellement différente du début qu’on se demande si c’est le même Dieu et le même Abraham ! Le changement est si brutal que quelque chose a dû forcément se passer. L’interprétation la plus surprenante de ce changement est peut-être celle du philosophe Kierkegaard. Pour lui, Dieu suspend provisoirement la loi morale (en particulier le commandement « Tu ne tueras point ! ») le temps nécessaire à Abraham de prouver sa foi. Dieu rétablit alors la loi morale et rend son fils à Abraham. Curieuse vision des choses : il faut imaginer Dieu tenir une télécommande et presser sur la touche « Pause » le temps de persuader Abraham de tuer son propre fils, et presser de nouveau sur la touche « Play » pour le rappeler à la morale la plus élémentaire. Mais on ne sort pas vraiment de la violence ni de la cruauté, n’est-ce pas !
Je n’ai pas le fin mot de l’histoire. Nous sommes face à l’un des textes les plus difficiles de la Bible, l’un des plus commentés, et pour cause. Il me semble seulement que Dieu n’est peut-être pas le même, du début à la fin du texte ; je crois qu’il n’intervient qu’à la fin. Abraham, lui, reste le même tout au long de l’histoire ; il est engoncé, coincé dans une religion sacrificielle où le besoin furieux de fabriquer son salut peut aller jusqu’à accepter de tuer son propre fils. Du coup, ce Dieu qui parle au début du texte joue sans doute le rôle d’un Dieu provisoire, auquel Abraham croit encore, parce qu’il n’en connaît pour le moment pas d’autre. Le Dieu du commencement est le Dieu qu’Abraham croit entendre ; le Dieu de la fin est celui qui dit à Abraham : « Tu as déjà tout reçu : la promesse, la descendance et, un jour, le pays que j’ai juré de te montrer. Tu as déjà tout. Tu n’as pas besoin de mourir ni de faire mourir qui que ce soit pour moi. Je n’exigerai jamais ce genre de chose. Parce que les sacrifices ne te rendront jamais moins violent, ni moins cruel, je te connais comme si je t’avais fait ! »
Abraham choisit vraiment un chemin tortueux pour entrer en relation avec son Dieu. Mais il résume bien ce que nous sommes depuis la nuit des temps. Depuis toujours, l’homme cherche à faire son salut. Pour cela, il n’a pas besoin d’un dieu quelconque : il lui suffit d’un système plus ou moins élaboré qui lui donne l’illusion d’évacuer toute la violence et la cruauté dont il se sait capable. Avec des sacrifices qui font payer à d’autres son échec à modifier sa propre nature.
Aucun système sacrificiel ne nous aide à canaliser quoi que ce soit. Nous restons seuls face à ce que nous sommes, non pas pour nous résigner, mais pour assumer une violence toujours présente et que nous sommes appelés à maîtriser. Dieu avertit Caïn déjà « travaillé » par son envie de meurtre : « Le péché est tapi à ta porte. Mais toi, domine-le ! ».
Dans le cas d’Abraham, un agneau symbolique remplacera Isaac. Puis viendra le temps où il n’y aura plus besoin de sacrifice du tout. Nous y sommes. Que la grâce soit pour nous un motif de lucidité et de vigilance.
Didier Petit