Prédication du 12/07/2020

Prédication par Didier Petit
Texte : Genèse XI 1-9
Genèse 11, 1-9
Ce récit de la Tour de Babel est souvent donné comme texte complémentaire au récit de la Pentecôte. On comprend bien pourquoi : éparpillement, dispersion des langues et incompréhension d’un côté, rassemblement et nouvelle communion de l’autre côté. Entre ces deux textes, c’est comme si l’on ouvrait une parenthèse sur la quête humaine du divin pour la refermer au moment où l’Esprit qui permet cette communion venait enfin habiter parmi nous. La boucle est bouclée…
Ce récit est le dernier de la 1ère partie de la Genèse. Il est suivi par une généalogie qui fait le lien entre ces 11 premiers chapitres et le cycle d’Abraham qui couvre à lui seul les chapitres 12 à 25. Contrairement à la généalogie du chapitre 10, l’idée nouvelle dans l’histoire de Babel est que l’humanité était un ensemble unifié (sinon homogène) et qui parlait une même langue, caractéristique qui paraît déranger Dieu, comme s’il était impératif de diviser pour mieux régner.
Il y a des théories linguistiques très nombreuses et très variées ; mais des scientifiques très sérieux et assez nombreux envisagent l’existence d’une protolangue (une langue originelle) dont les langues postérieures seraient les dérivés. L’idée n’est donc pas nouvelle, depuis Babel jusqu’à aujourd’hui : nos ancêtres auraient parlé quelque chose d’assez éloigné des langues connues et auraient ensuite émigré un peu partout depuis l’Afrique jusqu’au Moyen-Orient et en Eurasie, et ainsi de suite. Mais d’autres théories évoquent aussi une expansion à partir de plusieurs foyers, ce qui contredit la théorie précédente.
Quoi qu’il en soit, ce qui apparaît, c’est que la « pente naturelle » des langues humaines est bien d’aller vers une diversification et une complexité supérieure, au gré des pérégrinations humaines sur notre planète. Mais justement, si c’est leur « pente naturelle », qu’est-ce que Dieu vient faire dans cette histoire ? Pourquoi intervient-il ici ?
Il faut revenir au projet que forment les hommes de notre texte. Le bâtiment envisagé est une espèce de temple/tour fortifiée qui correspond à une ziggourat babylonienne, c’est-à-dire un lieu de culte en même temps qu’un symbole de pouvoir. Certains commentateurs pensent qu’il s’agirait peut-être de la construction d’une nouvelle capitale impériale appelée Dur-Sharrukin par le roi assyrien Sargon, construction brusquement interrompue vers 705 avant J.C. Les auteurs de ce texte se seraient inspirés de cet événement étrange. Mais que veut dire ici « se faire un nom » ?
Les « hommes de renom », ou bien « ceux qui se sont fait un nom », nous les trouvons déjà au début de l’histoire de Noé, juste avant le Déluge. Il faut comprendre ces mots comme l’expression de leur autorité, de leur pouvoir. Et c’est justement ce qui décide Dieu à en finir une bonne fois avec eux, parce que ce pouvoir symbolise la quintessence de leur méchanceté. Dans le cas de la tour de Babel, c’est la tentation d’assurer l’unité de l’humanité par un impérialisme politico-religieux sur le modèle de Babylone ou de l’Empire Assyrien. C’est ce que dit la phrase : « Faisons-nous un nom ! »
Dieu intervient par une mesure de brouillage, comme s’il fallait interrompre un signal. Et quelle est la conséquence ? L’incompréhension. Ne pas comprendre les hommes qui vivent de l’autre côté de la terre, ça n’a vraiment rien d’une sanction insupportable. C’est même sans importance. Mais si les rencontres se multiplient, ça devient un vrai châtiment ! Plus de commerce, plus de négociation, plus de diplomatie. Impossible de convaincre, impossible de donner des ordres, impossible d’avoir la moindre maîtrise des choses. Vous avez certainement éprouvé cette sensation vertigineuse au moins une fois dans votre vie en débarquant dans un lieu où vous ne compreniez rien, ni ce que disaient les gens ni ce qui était écrit sur les murs, dans les gares ou les magasins. Au début, c’est l’exotisme qui prime ; après quelques heures ou quelques jours, c’est le sentiment d’être perdu qui domine, beaucoup moins agréable.
Les hommes de Babel voulaient « se faire un nom » pour ne jamais perdre le pouvoir sur les hommes et les choses. Quand on y parvient de façon durable, on a peut-être la sensation d’avoir touché le ciel… Mais ils avaient pourtant atteint quelque chose de positif, du moins en apparence : l’unité ! Un vieux rêve humain. Le problème, c’est qu’on ne peut guère l’obtenir que par une forme de pouvoir sur les autres : la séduction, l’influence, la contrainte, la menace. Ce n’est pas la volonté de trouver des passerelles entre les hommes qui est brouillée par l’intervention de Dieu, ce sont les moyens de pression utilisés pour l’obtenir.
Dieu n’intervient pas pour jouer les rabat-joie, pas plus qu’il ne punit Adam et Eve, pas plus qu’il ne condamne Caïn après le meurtre de son frère. L’intervention divine sert, dans ces trois grands classiques, à placer les personnages dans le meilleur cadre possible, la réalité plutôt que les fantasmes de toute-puissance, la grâce plutôt que la conscience qui accuse, la volonté d’unité et d’universalité qui assume aussi sa petitesse.
Car, au fond, nous sentons bien que cette tentative de faire l’unité a tout de même quelque chose de louable. C’est ce que nous cherchons depuis si longtemps : les empires, les civilisations, toutes les manières de dire « nous » comme ici dans ce texte, sont peut-être souvent des monstres de démesure et d’orgueil, mais aussi – pourquoi le nier – des tentatives d’en finir avec les divisions sempiternelles de l’humanité. Pourquoi condamner ces initiatives par principe ?
Ici comme dans le cas de Genèse 3, on ne trouve aucune trace de punition divine contre le projet humain, condamnation par principe j’entends. Plutôt une intervention divine qui en modifie l’esprit. En dehors de la fameuse tour, il y a aussi toute une ville à bâtir et, conformément à sa haute spiritualité, elle place en son centre la tour qui exprime son souci de la transcendance, du sacré, de Dieu… Qu’y-a-t-il de condamnable ? Elle paraît plutôt exemplaire, cette ville. Ce qui reste de vertical dans nos propres villes serait-il imprégné de ce souci ? Nos grands immeubles qui sont souvent des sièges sociaux de grands groupes d’assurances, de grandes banques ou de compagnies pétrolières, joueraient-il ce rôle de quête de Dieu ? Vous pensez bien que non…
Les hommes de Babel ont encore le goût d’une recherche de verticalité ; elle occupe le cœur même de leur ville alors qu’elle a depuis un bon moment déserté les nôtres ! Mais alors, si ces gens sont si exemplaires, s’ils cultivent encore ce que nous négligeons à peu près complètement sous nos latitudes, pourquoi les éparpiller aux quatre coins du monde ? La seule raison qui pousse Dieu à envoyer ces hommes partout dans le monde, c’est de leur faire faire quelque chose qu’ils ne peuvent pas faire, ou pas faire aussi bien, s’ils restent entre eux. C’est pour cela qu’ils doivent partir.
Un secret peut être conservé pendant un moment, mais un moment seulement. Car un secret n’est caché que dans le but d’être divulgué, quand c’est le bon moment et le bon endroit. S’il est enfermé dans un seul lieu, comme dans un coffre-fort, ce n’est plus une mise au secret, c’est de la rétention d’information. Les hommes de Babel sont envoyés par Dieu partout dans le monde pour transmettre ce qu’ils ont réussi chez eux : une unité autour de la présence de Dieu au milieu d’eux. Effectivement, la tour n’est pas détruite, c’est seulement la ville qui est inachevée parce qu’inutile. Dieu approuve cette tour, mais il ne veut pas qu’on s’installe égoïstement autour d’elle, pour la garder pour soi.
Ce que Dieu souhaite, ici, c’est que les hommes de Babel deviennent des apôtres de la verticalité partout dans le monde. Que sont-ils devenus ? Le texte ne répond pas à cette question, mais on peut penser qu’ils sont allés construire d’autres tours, partout ailleurs. Au fond, Babel et Pentecôte ne s’opposent pas ; ce sont deux manières de nous convier à la même chose : la verticale de la tour ou du don de l’Esprit tout d’abord ; l’horizontale de la transmission d’une unité éprouvée et partagée pour terminer.
Didier Petit