Prédication du 05/01/2020
Prédication par Didier Petit
Texte : Genèse IV 1-16
Genèse 4, 1-16
Cette histoire de Caïn et Abel est bien la suite du départ d’Adam et Eve du jardin d’Eden. Dans le chapitre précédent, les titres les plus fréquents étaient : « La chute d’Adam et Eve », « Hors du jardin d’Eden », « La transgression d’Adam et Eve », etc. Le personnage du serpent sans qui rien n’arrive n’est généralement pas au générique, on l’oublie purement et simplement.
Ici, au chapitre 4, c’est un peu la même chose, on trouve : « Caïn et Abel », « Le meurtre d’Abel », etc. Mais le personnage d’Abel est très effacé, un sort funeste l’attend mais on ne s’intéresse plus à lui après sa mort. Le personnage principal, c’est Caïn ; c’est lui qui converse avec Dieu, c’est lui qui agit et qui fait face aux conséquences de ses actes, c’est lui enfin qui a une postérité et une histoire. Et, pour tout dire, Caïn c’est nous !
Ce qu’on remarque en tout premier dans ce texte, bien avant que les choses ne tournent au vinaigre, c’est l’injustice et l’arbitraire d’un Dieu qui décide que l’offrande d’un des deux frères est digne d’intérêt alors que l’autre est balayée d’un revers de main. Et on ne nous donne aucune raison claire. Ou alors, les seules raisons disponibles sont à aller chercher dans une passé tellement lointain qu’elles ont très peu de chances de rejoindre notre quotidien.
La Genèse est un recueil de textes qui ont été rassemblés entre le 9ème et le 5ème siècle avant J-C. Si l’on veut être capable d’en saisir les enjeux, il faut faire l’effort de se placer dans le contexte de cette époque qui voit des agriculteurs sédentaires et des éleveurs nomades se partager le territoire sans avoir pour autant un monde commun. Voilà toutes les références auxquelles les auditeurs de ces textes pouvaient s’identifier. Pourquoi Dieu refuse-t-il l’offrande de Caïn, alors qu’il accepte celle d’Abel ? Un rite très ancien consistait à offrir quotidiennement un peu du fruit de la terre pour en assurer la fertilité. Comme tous les agriculteurs, Caïn est soumis aux aléas de la météo. Quelle peut être la réaction de Caïn lorsqu’après avoir fidèlement accompli son offrande, il est victime de plusieurs mauvaises récoltes ?
Caïn est confronté à l’injustice fondamentale rencontrée par tous les agriculteurs du monde : celle de l’impossibilité pour l’homme de maîtriser la fertilité de la terre. Il réagit alors comme nous tous lorsque nous sommes confrontés à une injustice contre laquelle on ne peut rien. On se met en colère et on en veut à la terre entière. Lorsque Dieu voit la colère de Caïn, il essaie de temporiser. Mais en aucun cas la conversation qui suit entre Dieu et Caïn ne justifie la désapprobation initiale de Dieu. Nous restons donc sans réelle explication, si ce n’est que le texte porte la trace d’une lutte culturelle ancienne entre pasteurs nomades et agriculteurs sédentaires, c’est l’explication de Saint Augustin. Abel représente le nomade détaché des possessions matérielles, il est le personnage spirituel par excellence ; Caïn le sédentaire vit au contraire dans l’attachement à ses possessions, il est présenté comme peu spirituel. C’est ce qui expliquerait le choix curieux de Dieu. Caïn est alors celui des deux frères qui survit et qui devra affronter son déficit de spiritualité tout le reste de son existence. Mais n’oublions pas que l’intérêt de ces deux personnages est, non pas de les regarder comme deux entités séparées, mais bien de nous demander quelle proportion d’Abel et de Caïn nous portons en nous, quelle lutte fratricide a lieu quotidiennement en nous entre la légèreté de l’Esprit et la pesanteur de l’animalité.
Avançons un peu dans le récit. Le choix de Dieu est fait, pour le meilleur ou pour le pire… Une conversation s’engage entre Dieu et Caïn, bien avant le meurtre. Et la conversation tourne autour du péché, sujet principal du chapitre précédent, si vous vous souvenez bien. Sauf que dans le cas d’Adam et Eve, sans aller jusqu’à l’abstraction, le péché en question était la conscience douloureuse de rencontrer ses limites à un moment où on pensait pouvoir s’en affranchir. Le désir de savoir étant plus fort que tout chez l’être humain, une mesure de bannissement plaçait Adam et Eve à bonne distance de Dieu et de l’Eden pour assumer la vie qui est celle de tout être humain : souffrir pour mettre au monde et souffrir pour nourrir sa famille. Ou bien si vous préférez : avancer avec difficulté dans les choses naturelles comme dans les affaires culturelles.
Dans le cas de Caïn, c’est assez différent : une colère rentrée mais extrêmement violente l’amène à commettre l’irréparable. Il ne s’agit pas de la prise de conscience d’une fêlure fondamentale mais d’un passage à l’acte criminel lié à la colère. Mais peut-être que la colère est l’une des manifestations de cette fêlure. En tout cas, Caïn sera lui aussi obligé de partir mais pour donner naissance à de nombreux descendants dont les métiers seront de plus en plus sophistiqués : c’est le père de la culture humaine et du besoin d’apprivoiser la terre.
Un peu plus loin aura lieu le meurtre suivi de la fin de la conversation avec Dieu. L’irréparable ne peut pas être évité, la colère de Caïn est trop forte. Mais ce sont surtout les conséquences qui nous interpellent. Caïn est accablé par ce qu’il a fait : « Ma faute est trop lourde à porter » et surtout « … quiconque me trouvera me tuera ». Cette dernière phrase montre la crainte d’une loi bien connue et largement pratiquée à l’époque : la loi du Talion. Ce qui attend Caïn, c’est effectivement la mort. Caïn pense : « Sachant ce que j’ai fait, le premier qui me croisera, ici ou là, demandera ma tête. Et il l’obtiendra, parce que c’est la Loi ! » Il paraît donc coincé entre sa conscience accablée et sa peur de la mort, il n’a donc aucun avenir. Or, entre ce Caïn sans avenir et celui dont on nous dit au chapitre suivant qu’il a une très longue descendance – et donc un avenir – il a bien dû se passer quelque chose. Vous vous souvenez peut-être du poème « La conscience » de Victor Hugo dans La légende des siècles. C’est sans doute l’un des textes qui montre le mieux ce qu’aurait pu être un Caïn sans avenir. Je vais vous le relire.
Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes,
Echevelé, livide au milieu des tempêtes,
Caïn se fut enfui de devant Jéhovah,
Comme le soir tombait, l’homme sombre arriva
Au bas d’une montagne en une grande plaine ;
Sa femme fatiguée et ses fils hors d’haleine
Lui dirent : « Couchons-nous sur la terre, et dormons. »
Caïn, ne dormant pas, songeait au pied des monts.
Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres,
Il vit un oeil, tout grand ouvert dans les ténèbres,
Et qui le regardait dans l’ombre fixement.
« Je suis trop près », dit-il avec un tremblement.
Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse,
Et se remit à fuir sinistre dans l’espace.
Il marcha trente jours, il marcha trente nuits.
Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits,
Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve,
Sans repos, sans sommeil; il atteignit la grève
Des mers dans le pays qui fut depuis Assur.
« Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sûr.
Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes. »
Et, comme il s’asseyait, il vit dans les cieux mornes
L’oeil à la même place au fond de l’horizon.
Alors il tressaillit en proie au noir frisson.
« Cachez-moi ! » cria-t-il; et, le doigt sur la bouche,
Tous ses fils regardaient trembler l’aïeul farouche.
Caïn dit à Jabel, père de ceux qui vont
Sous des tentes de poil dans le désert profond :
« Etends de ce côté la toile de la tente. »
Et l’on développa la muraille flottante ;
Et, quand on l’eut fixée avec des poids de plomb :
« Vous ne voyez plus rien ? » dit Tsilla, l’enfant blond,
La fille de ses Fils, douce comme l’aurore ;
Et Caïn répondit : « je vois cet oeil encore ! »
Jubal, père de ceux qui passent dans les bourgs
Soufflant dans des clairons et frappant des tambours,
Cria : « je saurai bien construire une barrière. »
Il fit un mur de bronze et mit Caïn derrière.
Et Caïn dit « Cet oeil me regarde toujours! »
Hénoch dit : « Il faut faire une enceinte de tours
Si terrible, que rien ne puisse approcher d’elle.
Bâtissons une ville avec sa citadelle,
Bâtissons une ville, et nous la fermerons. »
Alors Tubalcaïn, père des forgerons,
Construisit une ville énorme et surhumaine.
Pendant qu’il travaillait, ses frères, dans la plaine,
Chassaient les fils d’Enos et les enfants de Seth ;
Et l’on crevait les yeux à quiconque passait ;
Et, le soir, on lançait des flèches aux étoiles.
Le granit remplaça la tente aux murs de toiles,
On lia chaque bloc avec des noeuds de fer,
Et la ville semblait une ville d’enfer ;
L’ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes ;
Ils donnèrent aux murs l’épaisseur des montagnes ;
Sur la porte on grava : « Défense à Dieu d’entrer. »
Quand ils eurent fini de clore et de murer,
On mit l’aïeul au centre en une tour de pierre ;
Et lui restait lugubre et hagard. « Ô mon père !
L’oeil a-t-il disparu ? » dit en tremblant Tsilla.
Et Caïn répondit : » Non, il est toujours là. »
Alors il dit: « je veux habiter sous la terre
Comme dans son sépulcre un homme solitaire ;
Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. »
On fit donc une fosse, et Caïn dit « C’est bien ! »
Puis il descendit seul sous cette voûte sombre.
Quand il se fut assis sur sa chaise dans l’ombre
Et qu’on eut sur son front fermé le souterrain,
L’oeil était dans la tombe et regardait Caïn.
Ce poème aussi sublime qu’atroce de Victor Hugo est sûrement ce qui décrit le mieux ce qu’aurait pu être un Caïn sans avenir, sans porte de sortie, plongé dans une lutte désespérée contre sa conscience accablée. Mais ce n’est pas Dieu qui se charge du sale boulot, pas plus que ceux qui légitimement auraient pu demander sa tête. C’est bel et bien la conscience de Caïn qui l’accable au point d’avoir sa peau puisqu’elle le suit implacablement jusqu’au fond du trou. Dieu a un tout autre rôle à la fin : « Le Seigneur mit un signe sur Caïn… pour que personne en le rencontrant ne le frappe. » Puis Caïn s’éloigne pour aller vivre sa vie, cultiver le sol en se sachant protégé par un Dieu devenu plus lointain, mais qui pourtant veille sur lui, de loin.
Nous sommes la descendance de Caïn, pas seulement les enfants d’une animalité colérique (potentiellement, nous sommes tous meurtriers) mais aussi ceux qui vivent sous le signe que Dieu a placé sur eux. Voilà pourquoi nous sommes sous la grâce : nous pouvons vivre et avancer sans crainte, cultiver le sol et le confier à ceux que nous mettons au monde. Et parce que nous avons un avenir, ceux qui viendront après nous garderons ce monde et – qui sait ? – le répareront peut-être.
Didier Petit